RÉALITÉ CONCEPT DE
Dans le livre VII de la République, Platon emprunte aux Orphiques sa fameuse allégorie de la caverne, qui représente pour lui l'image de l'illusion possible des hommes sur la réalité. Des prisonniers sont enchaînés en un lieu où, du monde, ils ne voient que les ombres projetées par un feu allumé derrière eux :
« Voilà, dit-il, un étrange tableau et d'étranges prisonniers.
– Ils nous ressemblent, répondis-je. Et d'abord penses-tu que dans cette situation ils aient vu d'eux-mêmes et de leurs voisins autre chose que les ombres projetées par le feu sur la partie de la caverne qui leur fait face ?
– Sans contredit.
– Dès lors, s'ils pouvaient s'entretenir entre eux, ne penses-tu pas qu'ils croiraient nommer les objets réels, en nommant les ombres qu'ils verraient ? »
Près de vingt-cinq siècles se sont écoulés depuis Platon, durant lesquels la philosophie n'a cessé de soupeser la part respective de l'observateur et de l'objet observé dans ce que nous appelons la réalité, ou, si l'on veut garder la terminologie platonicienne, le poids respectif des idées et du réel. Dans cet éternel débat philosophique on trouve, aux deux bouts de la table, les extrémistes : d'un côté les solipsistes, qui déclarèrent que la réalité n'est qu'illusion, que rien n'existe sinon la pensée, que tout est subjectif ; de l'autre, des empiristes qui rient de ces philosophies stériles et jugent non seulement que le monde existe, extérieur à nous, mais qu'il convient de porter sur lui le regard le plus objectif qui soit, en tordant le cou à toute subjectivité. Entre ces deux extrêmes, la grande cohorte des philosophes de tous les temps, si nombreux et si divers qu'il serait injuste de citer l'un plutôt que l'autre : leur réflexion est d'ailleurs analysée en détail dans d'autres articles de cette Encyclopédie. Presque tous s'entendent sur une réalité-mélange, faite d'objectif et de subjectif, née d'un dialogue entre l'homme et le monde, descriptive non du monde en soi, mais du monde tel qu'il est vu par l'homme.
Le fait nouveau, le seul qui sera ici traité, est une retouche à ce concept traditionnel, telle que l'expérience scientifique contemporaine l'impose. Il y a déplacement du point d'équilibre entre les deux partenaires, l'observateur du monde et le monde observé. Dans ce que nous nommons réalité, la part de l'esprit humain prend plus de poids que ne l'avaient pressenti maints philosophes traditionnels, tandis que s'éloigne plus encore tout espoir de connaître le monde tel qu'il « est » (à supposer que ce « tel qu'il est » signifie quelque chose).
Deux chocs ont ébranlé les colonnes du temple de nos certitudes : le constat de césures entre divers regards portés sur la même « réalité » et la naissance du concept de l'aléatoire.
Césures
Empruntant à la poésie le mot qui signifie démarcation entre deux hémistiches d'un même vers, j'ai proposé de nommer césure ce qui peut séparer les images d'un même objet étudié par deux méthodes scientifiques distinctes. Jusqu'à ces dernières années, on avait toujours admis implicitement la non-discontinuité de ces images. On n'imaginait pas qu'une pierre, un tissu vivant ou les phénomènes de la naissance et de la mort puissent être différents selon la façon dont on les étudie. Or, plus la recherche progresse, plus il est clair que, approchant un objet par des méthodes et surtout à des échelles multiples, notre esprit peut en acquérir des reflets distincts. L'objet apparaît alors sous des éclairages si différents que nous ne pouvons plus passer librement de l'un à l'autre. L'image que nous en avons devient le résultat d'une tentative de synthèse subjective, j'allais dire d'un compromis, entre[...]
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Écrit par
- Jean HAMBURGER : membre de l'Académie française et de l'Académie des sciences
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