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RÉALITÉ CONCEPT DE

L'aléatoire

De même que nos tendances intuitives répugnent à imaginer qu'un « objet » puisse donner lieu à deux représentations distinctes et non superposables, de même nous doutons que puissent exister des événements sans cause. Dans la Critique de la raison pure, Kant classe la causalité parmi les catégories de la pensée humaine, c'est-à-dire les concepts fondamentaux de l'entendement. Ainsi, quand le mot déterminisme fut créé, sorte de doublet de la causalité, suggestif d'un pouvoir de prévision, les scientifiques adhérèrent unanimement. Le déterminisme régna sans partage sur tout le xixe siècle. Il maternait la science. Il en devenait l'assise. « Il faut l'admettre comme un axiome », écrivait Claude Bernard dans l'Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, et il ajoutait : « Chez les êtres vivants aussi bien que dans les corps bruts, les conditions d'existence de tout phénomène sont déterminées de manière absolue. » Aujourd'hui encore, une solide foi déterministe est nécessaire à la pratique de la recherche scientifique, en particulier la recherche biologique et médicale. Mais un événement considérable est survenu. Le déterminisme n'a rien perdu de sa force. Mais il a laissé apparaître ses limites. De même que la géométrie euclidienne rencontra ses limites dans l'exploration d'échelles infiniment différentes de la nôtre, de même, à ces échelles, le déterminisme ne porte plus sur les choses un regard satisfaisant. Et naît le concept d'aléatoire.

Dès le xviiie siècle, Condillac avait écrit : « La loi de la causalité est valable (l'expérience nous l'apprend) pour notre système planétaire. [...] Mais il se peut (l'expérience est muette à cet égard) qu'il y ait d'autres mondes où les phénomènes se succèdent au hasard, et où la causalité n'ait plus d'empire. » Au siècle suivant, on lit, sous la plume de John Stuart Mill : « Je suis convaincu que, si un homme habitué à l'abstraction et à l'analyse exerçait loyalement ses facultés à cet effet, il ne trouverait point de difficultés, quand son imagination aurait pris le pli, à concevoir qu'à certains endroits, par exemple dans un de ces firmaments dont l'astronomie sidérale compose à présent l'univers, les événements puissent se succéder au hasard, sans aucune loi fixe ; et rien, ni dans notre expérience, ni dans notre constitution mentale, ne nous fournit une raison suffisante pour croire que cela n'a lieu nulle part. » Une fois de plus, l'intuition philosophique avançait des hypothèses prémonitoires. Mais la recherche scientifique allait être seule capable de transformer ces suppositions gratuites en données probantes.

Ce sont les physiciens qui se heurtèrent les premiers aux frontières du déterminisme. Dès le xixe siècle, quand l'Américain Josiah Willard Gibbs ouvrit le chapitre de la mécanique statistique et quand l'Autrichien Ludwig Boltzmann introduisit la probabilité en thermodynamique, ils créaient un premier passage critique entre une vision strictement déterministe du monde et un nouveau regard probabiliste, perdant en route un certain style de déterminisme immédiat. Puis, ce fut la grande aventure de l'atome, où l'indétermination devint reine. Alfred Kastler, que j'ai déjà cité, l'exprime de façon lapidaire en écrivant : « L'événement microphysique individuel est indéterminé. » L'exemple le plus fameux fut donné dans le travail que Werner Heisenberg publia en 1927, montrant que, dans le monde agité de l'atome, plus la position d'une particule est supposée connue, plus sa quantité de mouvement est incertaine, et inversement – le produit du degré d'incertitude de l'un et du degré d'incertitude de l'autre étant[...]

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Écrit par

  • : membre de l'Académie française et de l'Académie des sciences

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