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RÉALITÉ CONCEPT DE

L'indécise réalité

La bataille que livre la science pour connaître la « réalité » inspire donc une nouvelle modestie. Il apparaît clairement que, dans nos habitudes de raisonnement, dans l'image ordinaire que nous nous formons du monde, nous ne cessons d'extrapoler sans vergogne, usant, pour des échelles bien différentes de la nôtre, de modes logiques qui ne sont acceptables qu'à notre échelle quotidienne. La leçon est dure : il nous faut faire un pas de plus dans le chemin du doute sur nos manières mentales usuelles, des manières qui sont tellement ancrées en nous, tellement efficaces dans notre expérience de tous les jours, qu'il y a déchirement obligatoire à les mettre en accusation.

De ce déchirement, on peut donner plusieurs exemples. À notre échelle, tout événement a une assise chronologique. Toute création humaine peut être datée. Toute aventure a un commencement et une terminaison. Les historiens savent que la Société des nations fut créée en 1920 et dissoute en 1946. On a peine à imaginer que le concept de début et de fin puisse être mis en défaut. Or, de même que nos images coutumières d'espace deviennent inadéquates à l'échelle cosmique, de même rien ne prouve que nos raisonnements sur le temps soient extrapolables à des échelles infiniment différentes de la nôtre. Déjà les physiciens ont troublé notre image instinctive du temps le jour où ils nous ont demandé d'accepter une image de l'univers où le temps ne coule plus d'uniforme façon ; où la simultanéité devient suspecte lorsque deux événements sont regardés par deux observateurs éloignés ; où le temps et l'espace sont si intimement liés qu'on est conduit à introduire le concept d'« espace-temps » dans l'architecture de l'univers. On viole encore davantage nos représentations intuitives quand on nous propose des figurations du cosmos qu'on pourrait dire non figuratives pour notre sens commun. Les spécialistes de la cosmologie nous parlent soit d'un univers fini et pourtant sans frontière, sorte d'espace limité et pourtant sans limite (Poincaré écrivait : « On n'en trouvera jamais le bout, mais on pourra en faire le tour ») ; soit d'un univers hyperbolique, en quelque sorte une sphère qui ne se referme pas sur elle-même, espace ouvert et infini. Dans les deux cas, notre imagination est mise au supplice. Le miracle est que toutes ces « courbures » sont à la fois très abstraites pour nous et pourtant au moins partiellement explicatives d'observations astronomiques, que nos concepts concrets et immédiats d'espace et de temps n'expliquent pas. Ce miracle pourrait être, à lui seul, provocateur de longues méditations sur les rapports de la pensée humaine et du monde où vit l'homme.

Certes, toutes ces démarches sont fondées sur la création mathématique. À l'évidence, un immense pan de la « réalité » ne peut être exploré que par un grand détour mathématique, abstrait, enlevant à cette réalité ses attributs intuitifs ordinaires. Déjà pour Platon, les nombres et la géométrie étaient l'essence des choses : or qu'y a-t-il de plus subjectif que les nombres et la géométrie ? Ils ne sont pas le monde ; ils sont ce que l'homme apporte au monde. Ils sont une sorte de « rêve efficace », qui exprime une des magies les plus inouïes de la pensée humaine. Et, pour revenir au temps et à l'espace, voici que cette démarche magique conclut par une interdiction d'appliquer à des dimensions infiniment grandes le discours familier qui nous habite. Si on veut donc obéir avec rigueur à cette injonction, il est clair que l'idée d'un commencement du monde peut n'être rien d'autre qu'une extrapolation douteuse. Quand certains astrophysiciens évoquent un univers fini, et pourtant sans frontière, on nous[...]

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Écrit par

  • : membre de l'Académie française et de l'Académie des sciences

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