NANCARROW CONLON (1912-1997)
Une œuvre inouïe
Comme Stravinski, qu'il admirait profondément, Nancarrow s'est posé volontairement des problèmes musicaux, qu'il s'est ensuite attaché à résoudre. D'une certaine manière, le compositeur a affirmé sa liberté en surmontant de nombreuses contraintes. Les trois pièces de 1935 (Blues for piano, Prelude for piano, Toccata) comportent déjà des rythmes complexes, une structure asymétrique, des accents off-beat, des sauts d'octaves et des clusters nombreux qui annoncent quelques-unes des caractéristiques techniques que Nancarrow ne cessera de développer par la suite.
C'est dans ses Études pour piano mécanique que Nancarrow va élaborer le langage qui lui est propre, et qui deviendra de plus en plus complexe au fil du temps. Les premières études, expressives et encore intuitives, présentent des rapports de tempos simples, des résonances jazz et des couleurs de la musique espagnole. Mais, très vite, Nancarrow compose des pièces dont l'extrême difficulté des idées temporelles culmine dans l'Étude no 40 et l'Étude no 41, toutes deux pour deux pianos mécaniques. Même si les « polytempos » apparaissent déjà dans les premières Études, les changements entre les voix restent en général simultanés. Dans les Études plus tardives, une polyrythmie s'ajoute aux polytempos, ce qui fait apparaître une grande diversité de structures et donne naissance à des interactions, voire à des conflits entre les voix, le tout dans un système qui utilise diverses possibilités d'accélération (et de ralentissement). Le compositeur et théoricien de la psycho-acoustique américain James Tenney a déclaré que les Études pour piano mécaniques manifestaient « une incroyable investigation en profondeur et le recensement créatif d'un nombre incalculable de nouvelles possibilités dans les domaines du rythme, du tempo, de la texture, de la perception de la polyphonie et de la forme, qui constitueront un défi pour des décennies de compositeurs, théoriciens et auditeurs ».
Les procédures rythmiques utilisées par Nancarrow entraînent nécessairement l'apparition de textures polyphoniques et donnent naissance à des effets acoustiques parfois étranges. Ces procédures sont fondées sur quatre idées principales : l'ostinato, l'isorythmie (répétition de cellules rythmiquement identiques, c'est-à-dire dont le rythme se maintient tout au long d'une pièce), le canon de tempos et l'accélération. L'Étude no 5 repose ainsi sur la superposition de deux ostinatos à des tempos dans un rapport de 5 à 7. L'Étude no 7 est bâtie sur trois motifs isorythmiques. Mais la forme la plus originale est le canon de tempos, une technique que Nancarrow va employer dans presque toutes ses études à partir de la treizième : une mélodie est superposée à elle-même avec des rapports donnés de tempos, par exemple 4 et 5 pour les deux voix de l'Étude no 14, 21, 24 et 25 pour les trois voix de l'Étude no 31. Nancarrow va aller jusqu'à choisir des rapports irrationnels, comme 2 et racine carrée de 2 pour l'Étude no 33, ce qui fait naître la notion de consonance et de dissonance qui lui est propre, puisqu'il pense ces termes en fonction du temps : dans cette étude, les deux voix ne peuvent jamais se « rencontrer » car leurs rapports temporels n'ont pas de dénominateur commun du fait de l'irrationalité du rapport de leurs tempos. Pour Nancarrow, cette œuvre présente un degré extrême de « dissonance temporelle ». L'Étude no 15, conçue sur le rapport de 3 sur 4, présente un « faible degré de dissonance », ce qui est équivalent – dans le langage tonal – à une « consonance temporelle ». L'accélération (et la décélération) consiste à accélérer (et à décélérer) chacune des voix d'un canon avec des taux différents : par exemple, 5, 6, 8 et 11[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Alain FÉRON : compositeur, critique, musicologue, producteur de radio
- Juliette GARRIGUES : musicologue, analyste, cheffe de chœur diplômée du Conservatoire national supérieur de musique de Paris, chargée de cours à Columbia University, New York (États-Unis)
Classification
Autres références
-
ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE (Arts et culture) - La musique
- Écrit par Juliette GARRIGUES et André GAUTHIER
- 3 950 mots
- 6 médias
Découvert grâce à Elliott Carter, Conlon Nancarrow (1912-1997) est le compositeur marginal par excellence. Il a dû sa popularité à l'élaboration de structures harmoniques, contrapuntiques et rythmiques très complexes et qui doivent être exécutées par l'intermédiaire de rouleaux perforés sur des ... -
RYTHME, musique
- Écrit par Nicole LACHARTRE
- 5 571 mots
- 18 médias
Conlon Nancarrow a réalisé des pièces pour piano mécanique en perforant à la main des rouleaux. Il a ainsi obtenu des polyrythmies en forme de canon qui seraient impossibles à jouer par un pianiste, et présentent des dissonances temporelles dues au choc entre les divers tempi que l'on entend simultanément....