CONSCIENCE
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Le mot latin conscientia est naturellement décomposé en « cum scientia ». Cette étymologie suggère non seulement la connaissance de l'objet par le sujet, mais que cet objet fait toujours référence au sujet lui-même. Le terme allemand Bewusstsein comporte la même résonance de sens.
L'emploi du substantif conscience fausse la solution du problème qu'il implique, car la conscience n'est pas plus une chose, une propriété ou une fonction qu'une faculté. Elle n'est pas davantage une collection d'éléments fonctionnels comme le voulaient Wundt ou Titchener ; elle n'est pas non plus, comme le voulait William James, une mouvante multiplicité de « données », d'« états » ou de « contenus ». La conscience est l'organisation dynamique et personnelle de la vie psychique ; elle est cette modalité de l'être psychique par quoi il s'institue comme sujet de sa connaissance et auteur de son propre monde. L'être et le devenir conscients constituent donc tout à la fois la forme de l'expérience du sujet et la direction de son existence. La finalité de la « conscience », exprimée dans son mouvement, et la hiérarchie de ses structures consacrent, pour les uns, sa « spiritualité » et sa « réalité », ou la vouent, pour les autres, à la critique « matérialiste » qui la nie. Le problème de la conscience est à cet égard le problème central, non seulement de toute psychologie mais de toute métaphysique. Prise dans les antinomies de la raison, la conscience, « organisme de la réalité », risque de perdre elle-même toute réalité. Les uns la tiennent pour un artifice, un épiphénomène ou une contingence (à l'égard des objets et des mécanismes proprement inconscients qui constituent les « cogitata », les mots et les choses qui se combinent sans sa médiation dans l'étendue, comme il en va chez les animaux et les machines). Les autres la tiennent au contraire pour l'instance suprême et transcendantale qui anime le sujet du cogito et n'entretient avec les objets et même le corps que des rapports de coïncidence paralléliste.
La description phénoménologique rigoureuse des structures de l'être et du devenir conscients peut seule aider, avec Husserl, par exemple, à la conciliation de ces deux prises de vue contradictoires sur la « conscience ». Celle-ci, en effet, en tant qu'elle est l'organisation même de l'être psychique constitue le « lieu » des relations du sujet à son monde ; c'est-à-dire le « milieu » où se médiatisent, dans la représentation idéoverbale du temps et de l'espace dont il dispose, les expériences et les projets du sujet.
Autrement dit, les modalités « synchronique » et « diachronique » des structures de l'être conscient (selon qu'il vit un moment du temps dans l'espace de sa représentation ou qu'il assure à son propre moi la permanence de son identité et de son devenir), ces configurations de l'« avoir conscience de quelque chose » ou d'« être conscient d'être quelqu'un » s'ordonnent par rapport à la connaissance prospective que le sujet prend de lui-même et de son monde, connaissance qui ne saurait s'accommoder ni de l'anéantissement objectiviste de la conscience submergée dans l'immanence de ses déterminations, ni de sa volatilisation idéaliste dans la transcendance absolue de l'esprit.
Cette impossibilité de réduire l'être conscient, tant à ses déterminations infrastructurales qu'à une pure transcendance, éclate avec une particulière évidence après la découverte freudienne de l'inconscient. Le partage de l'être psychique requis par une telle découverte n'en sépare pas radicalement les deux parties. D'une part, l'inconscient ne se constitue par le refoulement que sous l'effet de la conscience refoulante et, d'autre part, l'organisation même de l'être psychique implique la dialectique d'une interaction constante et réciproque de l'être conscient et de son inconscient. L'être psychique dans sa totalité n'est, en définitive, ni seulement inconscient ni seulement conscient ; il n'est pas seulement dans sa profondeur mais aussi à sa surface ; il n'est pas seulement à sa base mais à son sommet, et réciproquement.
L'être conscient n'apparaît qu'en tant qu'il est un être vivant. C'est en ce sens que Bergson disait que la conscience est coextensive à la vie. Et c'est bien comme un phénomène lié à l'organisation des êtres vivants qu'elle apparaît dans le phylum animal (zooconscience ou bioconscience) comme dans son ontogenèse. L'être conscient émerge des profondeurs de l'organisme pour autant que celui-ci s'organise en centre d'indétermination individuel, en sujet ayant un système relationnel propre avec son monde. Comme le cerveau est l'organe grâce auquel se constitue le milieu où se prépare l'action, c'est dans l'organe cérébral que s'incorpore l'organisme psychique, dont l'être conscient constitue le système personnel d'intégration. La conscience et le cerveau sont entre eux dans des rapports d'« isomorphisme complémentaire » (Ruyer).
L'être conscient, en tant qu'organisation de la vie de relation, représente la possibilité d'introduire dans l'existence l'ordre de la réalité et des valeurs. Sa structure neg-entropique ou d'intégration constitue la condition épistémologique, logique et éthique du pouvoir créateur de la personne et de son accès à la liberté.
Une définition opératoire
On ne manque jamais, à propos de cette redoutable définition, de citer le mot d'Hamilton (repris d'ailleurs par tant et tant de penseurs et notamment par W. James) : « Consciousness cannot be defined. » C'est dans le sens général de pensée (cogitatio, Denken, mentation pour rappeler des termes d'époques et de langues différentes) que se présente à l'esprit la notion de conscience. Car si c'est le monde de l'étendue et des objets qui se présente d'abord à la conscience naïve universelle au travers de sa propre transparence, c'est le monde de la pensée qui se dévoile dans le cogito à la conscience réfléchie. Et, par là, on saisit que la « conscience » et la « conscience-de-cette-conscience » (l'idea ideae de Spinoza) apparaissent comme « une même chose » ou, plus exactement, comme l'essence proprement réflexive de l'« être-pour-soi », c'est-à-dire de l'être pour qui il est question de son être (Sartre). L'apparition du phénomène de la conscience à la conscience se fait donc dans la catégorie de la « subjectivité », celle du sujet, du « cogito », bien sûr, mais aussi celle de l'autre, de tous les autres « sujets », auxquels elle nous renvoie et avec lesquels elle nous fait communiquer, en nous faisant dialoguer avec nous-même et avec eux.
Vers une phénoménologie du sujet
Cette structure intra- et intersubjective impliquée dans le dialogue de soi à soi est précisément ce qui est contesté par ceux qui nient la conscience. Ceux-ci (des empiristes et sensationnistes aux néo-positivistes logiciens et cybernéticiens de nos jours) entendent, en effet, s'en passer comme de l'intervention d'un deus ex machina ou du démon de Maxwell, en la considérant comme une notion purement verbale ou un épiphénomène superflu. Cette thèse est constamment soutenue par les béhavioristes et la plupart des psychophysiologistes. Il suffit de rappeler ici les idées de H. Piéron, de Bertrand Russell, d'Ashby, qui proscrivent l'usage de ce mot inutile et même dangereux parce qu'il fait trop exclusivement appel, disent-ils, à l'introspection et, par là, ne peut déboucher sur aucune connaissance « objective » et contrôlable. Si, en effet, la pensée ou le comportement sont réductibles au mouvement d'une machine, il n'y a et ne peut y avoir aucune place pour le concept même de conscience. Mais au moins gagnons-nous à cette systématique négation d'accéder à la certitude de ce qu'est la conscience dans son essence, c'est-à-dire l'exigence même d'une phénoménologie du sujet. De telle sorte que, au-delà des objets du monde minéral, qui sont évidemment inconscients, le problème de la conscience naît avec celui de la « bioconscience » ou de la « zooconscience », pour autant que chaque individu appartenant aux espèces animales constitue, même aux plus bas niveaux, un centre d'autonomie et d'indétermination (cf. par exemple U. Ebbecke, 1959). Il y a donc lieu de dire, avec Bergson, que la conscience n'est possible que chez un être vivant, c'est-à-dire un être qui est « finalisé d'emblée » (Ruyer) et dont la vie est irréductible précisément à un déterminisme purement mécanique. Machine et conscience s'excluent.
Les discussions commencent ensuite avec le problème de savoir ce qui dans le « psychisme » de l'être vivant constitue la « part de la conscience ». Deux attitudes fondamentales s'affrontent alors à nouveau. Pour les uns – reprenant la thèse de la conscience épiphénomène –, le psychisme animal et le psychisme humain, qui en constitue seulement une organisation plus complexe, fonctionnent selon un modèle d'homéostasie, d'autorégulation et d'adaptation machinales : toute l'activité psychique se déroule sur le plan du conditionnement et du déterminisme selon un modèle réflexe ou le schéma in put-out put de l'information. Pour les autres, au contraire, psychisme et conscience sont des termes équivalents, et la thèse soutenue est celle de l'identité de la vie psychique et de la conscience. Mais que la conscience ne soit rien ou qu'elle soit tout dans le psychisme, elle ne tarde pas à s'imposer dans sa réalité, c'est-à-dire avec ses exigences propres et ses formes particulières. Et chacun – qu'il la nie ou l'admette globalement – de s'ingénier paradoxalement à caractériser parmi les phénomènes psychiques ceux qui lui paraissent entrer de façon spécifique dans la définition de la conscience. Celle-ci est alors concernée, soit par des fonctions particulières (la sensibilité, la vigilance, l'affectivité, la perception, l'attention, la mémoire) qui constituent ce que l'on appelle généralement la conscience spontanée, soit par les formes supérieures (le highest level) de l'activité psychique, c'est-à-dire au niveau très élevé des exercices de haute voltige de la pensée ; telles les opérations discursives, les performances idéo-verbales, les stratégies intellectuelles qui portent la pensée à son plus haut niveau de conscience réfléchie, au point précisément où la conscience psychologique se confond avec la sphère du jugement logique et éthique, au point enfin où l'activité de conscience paraît si transcendantale et si spirituelle qu'elle ne peut être qu'en dehors ou au-dessus de la matière ou au moins « parallèle » au cerveau. La conscience apparaît alors comme un pur esprit qui n'entretiendrait avec le corps que des rapports de concomitance. H. Jackson et C. Sherrington, et par la suite Walshe, E. D. Adrian, J. C. Eccles, éminents neurophysiologistes, n'ont cessé de soutenir ce point de vue comme pour se faire pardonner, en réservant par une clause de style (la « concomitance ») la spiritualité d'une conscience qu'ils croyaient ou croient compromettre en acceptant le fait de son « incarnation », de son « incorporation ».
Mais, par-delà ces querelles de définition, sont atteintes – et précisément dans l'hétérogénéité des fonctions variées qui sont visées par la notion de conscience – les dimensions fondamentales de cette même conscience : ni celles d'un processus mécanique, ni celles d'une pure spiritualité, mais celles d'une structuration du « milieu » propre au sujet, ce milieu étant, en effet, au milieu, au cœur même du sujet.
Le sujet, un « milieu »
Le caractère primordialement subjectif de l'être conscient ne peut suffire à récuser sa réalité, si celle-ci consiste précisément dans cette réalité subjective qui caractérise les real psychic acts (comme le dit le mathématicien H. Weyl) dont se compose son champ d'indétermination. H. Kuhlenbeck, qui ne cesse de se référer aux auteurs mathématiciens et cybernéticiens, a proposé une définition a minima de la conscience (any private perceptual space-time-system) qui consacra cette réalité intérieure ou subjective. Ce milieu intérieur que le sujet creuse en lui-même pour être le lieu où se déroulent, en se verbalisant, les « événements » de ses relations avec le monde et de la représentation qu'il s'en fait n'est évidemment pas celui d'une subjectivité absolue, puisqu'il garantit précisément le statut de l'objectivité des relations discursives du sujet à son monde et à autrui.
Il ne s'agit donc pas de revenir à une attitude « solipsiste » aussi naïve que celle d'un réalisme empirique, mais plutôt de saisir l'architectonie même de la réalité du sujet, c'est-à-dire de son entrelacement avec la pensée et le langage des autres et, par-delà cet accord, avec le corrélat du monde des objets qu'ils reflètent.
Ce « milieu », où s'entrelacent l'être conscient et son monde, n'est ni homogène ni simple, de telle sorte qu'ainsi qu'il a été dit plus haut, la conscience ne peut se définir comme étant telle ou telle fonction simple (qu'il s'agisse de la « vigilance », ou de la « pensée réfléchie », ou du highestlevel de l'activité psychique supérieure). La réalité de l'être conscient doit être saisie pour ce qu'elle est : la forme d'organisation autochtone du sujet (A. Gurwitsch) qui constitue pour lui les structures temporo-spatiales propres à son système relationnel. Dire d'un être qu'il sent, qu'il perçoit, qu'il se souvient de quelque chose, qu'il prépare une action ou qu'il se sent ou se sait être quelqu'un qui dirige son existence vers telle ou telle fin, c'est toujours et nécessairement dire qu'il est conscient. « Être conscient c'est donc disposer d'un modèle personnel de son monde » (H. Ey). Telle est la définition la plus générale et la mieux adaptée à la réalité de l'être conscient que l'on puisse donner de la conscience en soulignant l'importance de chacun de ces deux termes : la faculté, c'est-à-dire la liberté pour le sujet de disposer de ce modèle dans la fonction thétique par laquelle il assigne les catégories de la réalité aux contenus du champ actuel de sa conscience, et la constitution d'un modèle personnel pour autant qu'il implique cette constance historique qui constitue son moi.
Autant dire qu'une définition correcte de la conscience renvoie à la structure de l'être conscient relativement auquel s'ordonne l'organisation même de la vie psychique. Ce n'est, en effet, qu'au niveau de cette organisation, de son évolution, de ses implications, de ses plans successifs ou simultanés que la conscience apparaît, non plus comme une abstraction mais dans la réalité fonctionnelle de son architectonie variable, dans sa véritable organisation temporelle, car « elle est au temps ce que le corps est à l'espace » (H. Ey). Elle ne peut, dès lors, se décrire que dans et par le mouvement qui engendre ses configurations essentielles, c'est-à-dire selon la méthode des réductions phénoménologiques.
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Écrit par
- Henri EY : ancien chef de clinique à la faculté de médecine de Paris, médecin chef à l'hôpital psychiatrique de Bonneval
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