CONSCIENCE (notions de base)
Lequel d’entre nous, enfant, traversant la rue sans regarder ou sautant du haut d’un arbre, n’a jamais été accusé d’être « inconscient » ? Nos parents ou nos éducateurs voulaient nous faire comprendre par là que nous étions aveugles au danger, que nous manquions de lucidité et de la plus élémentaire prudence.
N’est-ce pas dans un sens voisin qu’il convient d’interpréter le célèbre avertissement de Rabelais (env. 1483-1553) « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » ? L’auteur de Pantagruel (1532) mettait en garde l’humanité savante contre les périls qu’elle rencontrerait inévitablement si elle n’assortissait pas ses connaissances d’un sens de la mesure (dimension morale) et d’une lucidité (dimension intellectuelle) lui interdisant de franchir certaines limites et d’abuser du pouvoir que peut donner la science. Un avertissement prophétique à bien des égards.
Mais la conscience n’est-elle rien d’autre que l’envers de cette « inconscience » de l’enfant ou du savant ? Ou bien représente-t-elle une dimension infiniment plus complexe de notre humanité ?
Une innocence perdue ?
Les philosophes l’avaient entrevu bien avant que la science ne le démontre, nous n’avons pas toujours été les êtres évolués et conscients que nous sommes aujourd’hui. Et il arrive aux humains d’éprouver une réelle nostalgie quand ils imaginent l’innocence quasi animale dont ils croient avoir bénéficié dans des temps archaïques.
Nietzsche (1844-1900) rassemble ainsi les deux innocences, celle de l’animal et celle de l’enfant, dans la seconde de ses Considérations inactuelles (1874) : « Observez le troupeau qui paît sous vos yeux ; il ignore ce qu’était hier, ce qu’est aujourd’hui […] Aussi l’homme est-il ému de voir, comme la réminiscence d’un paradis perdu, le troupeau au pâturage ou, dans une proximité plus familière encore, l’enfant qui n’a encore aucun passé à renier et qui joue, dans son bienheureux aveuglement, enfermé entre les barrières du passé et de l’avenir. »
Ce paradis perdu n’est-il qu’une illusion rétrospective ? Le temps de l’origine, que celle-ci soit le paradis propre aux grands récits mythologiques ou la béatitude des premières années de l’enfance, a-t-il réellement été cet épisode merveilleux ? Ou n’est-ce là qu’une reconstruction fantasmatique opérée par un être conscient prétendant se remémorer un temps qui fut en réalité fort différent de ce que lui présente aujourd’hui son imaginaire ? Nous n’aurons probablement jamais la réponse à de telles interrogations.
Mais avons-nous décidé de sortir de l’innocence ? Évidemment non. Pour choisir l’accès à la conscience, il aurait fallu que nous ayons été conscients… avant d’être conscients. Ainsi, devenir conscient n’a jamais relevé d’une quelconque décision.De manière significative, le terme de conscience lui-même, qui oppose radicalement le subjectif et l’objectif, ne commence à se manifester qu’avec l’âge classique.
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Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
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