CONSCIENCE (notions de base)
Le sentiment de l’absurde
La science joue ainsi un rôle décisif dans cet oubli par lequel l’homme tend à s’effacer en tant qu’être conscient et à nier sa spécificité au sein de la nature. Si l’existentialisme et les « philosophies de l’absurde » se sont imposés au milieu du xxe siècle, n’est-ce pas en lien avec le développement exponentiel des sciences, et en particulier des sciences de l’homme ?
Tout se passe comme si la conscience nous arrachait au monde sans avoir la capacité d’expliquer ou de justifier cet arrachement. Non seulement nous n’avons pas choisi de devenir conscients, mais une fois la conscience acquise, celle-ci nous place dans une situation insupportable : celle de créatures incapables de comprendre le sens de leur présence dans le monde.
D’où la tentation, évoquée plus haut, de régresser en deçà de la conscience, de retrouver la satisfaction supposée d’une vie animale, si ce n’est végétale, voire minérale. Albert Camus écrit dans L’Été (1954) : « Dans la ville, et à certaines heures, pourtant, quelle tentation de passer à l’ennemi ! Quelle tentation de s’identifier à ces pierres, de se confondre avec cet univers brûlant et impassible qui défie l’histoire et ses agitations ! Cela est vain sans doute. Mais il y a dans chaque homme un instinct profond qui n’est ni celui de la destruction ni celui de la création. Il s’agit seulement de ne ressembler à rien. »
Cette tentation de la perte de soi est proche de ce que Sigmund Freud (1856-1939), dans les derniers développements de sa théorie, appellera « pulsion de mort » (thanatos) ». Cette pulsion régressive voudrait nous ramener à l’état inorganique, tandis que son opposé (éros) nous pousse à nous unir avec d’autres créatures et à faire croître la vie. Il y a sans doute une large part d’« inconscient » dans ce désir d’abolition, et Freud se montre en cela plus rigoureux que Camus.
Qu’il s’agisse de la pulsion de mort freudienne ou de la tentation minérale évoquée par Camus, le paradoxe d’une conscience cherchant à s’effacer s’impose à nous (« Cela est vain sans doute »). Je veux être une pierre au soleil, mais une pierre au soleil qui saurait qu’elle a échappé aux drames de l’histoire. Je veux être une pierre consciente !
Ce n’est pas le monde qui est absurde. Ce n’est pas non plus la conscience. Le sentiment de l’absurde naît de la confrontation entre une conscience, qui n’a d’autre fonction que de signifier le monde et de se signifier elle-même, et un monde qui semble n’avoir nul besoin des significations probablement illusoires que lui donne la conscience. Ainsi, le monde, par son existence même, rend vain le rôle que prétend jouer la conscience. L’absurde naît de ce que la conscience m’arrache au monde sans pour autant être capable de me justifier en tant qu’être conscient.
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Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
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