CONSENSUS
Consensus et démocratie
Dans la société démocratique moderne, le besoin d'un consensus est ressenti plus fortement que dans n'importe quel autre type d'organisation sociale, précisément parce qu'une telle société entretient un rapport paradoxal avec ce problème fondamental. Elle repose effectivement sur le principe de l'individualisme et la représentation qu'elle a d'elle-même est celle d'une association entre sujets originellement libres. Or la société démocratique « défait » le lien social vécu comme naturel dans les sociétés antérieures, avant de le reconstituer artificiellement comme lien de convention et de contrat. Les institutions organiques de l'ancienne société, qui se fondaient sur « l'ordre de monde », la « hiérarchie des sangs », le « décret divin », sont remplacées par le réseau des associations volontaires fondées sur la liberté naturelle.
La société démocratique est, ainsi, en son fondement même, une « dissociété ». Les sociétés aristocratiques voyaient dans la liberté un attribut distribué inégalement en fonction du type d'appartenance au corps politique. Le Romain était libre parce que citoyen romain. L'homme démocratique moderne est libre en tant qu'homme ; le lien de citoyenneté est second. Il en est affaibli d'autant. Le consensus est dès lors pensé et construit à partir de cette conception d'une liberté qui atomise l'espace social. Il suscite la constitution d'un espace politique où les volontés s'expriment, espace du langage, du dialogue, de la délibération. Les théoriciens du Contrat ne posaient le problème du lien social que sur le plan général de la constitution de la société, acte producteur de la Loi. La réalité sociologique est autre. Elle donne à voir une grande ramification de liens associatifs.
C'est cette complexité du réel que Tocqueville met en évidence lorsqu'il retourne sur l'Europe moderne le miroir américain et qu'il décrit la façon dont la société d'outre-Atlantique reconstitue un tissu social menaçé grâce à la multiplicité de « comités », d'« amicales », de « partis », de « syndicats », etc. Analyser le consensus des sociétés démocratiques consiste donc à étudier d'abord la façon dont des liens associatifs, qui apparaissent aux agents sociaux comme des liens d'intérêts communs, s'entrecroisent, s'enchevêtrent et enserrent les individus dans l'unité complexe d'une société.
De ces associations, les plus évidentes sont les associations politiques. Ce ne sont pas nécessairement les plus importantes, comme le note Tocqueville : « Si les hommes qui vivent dans les pays démocratiques n'avaient ni le droit ni le goût de s'unir dans des buts politiques, leur indépendance courrait de grands hasards, mais ils pourraient conserver longtemps leurs richesses et leurs lumières ; tandis que s'ils n'acquéraient point l'usage de s'associer dans la vie ordinaire la civilisation elle-même serait en péril. »
Le consensus propre aux démocraties modernes est en définitive un jeu conflictuel. Il a pour cadre une société qui à la fois dissout le lien social et le refait artificiellement par l'invention perpétuelle de familles contractuelles où chacun inscrit son projet et construit son identité propre. Cette dialectique, on peut l'entendre, avec Tocqueville, comme celle de l' égalité et de la liberté. D'un côté, « l'égalité des conditions (qui) place les hommes à côté les uns des autres sans lien commun qui les retienne » ; de l'autre, la liberté, liée à l'égalité par une union paradoxale, car « ils (les hommes) avaient voulu être libres pour pouvoir se faire égaux et, à mesure que l'égalité s'établissait davantage à l'aide de la liberté, elle leur rendait la liberté plus difficile ». La liberté[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- André AKOUN : professeur émérite, université de Paris-V-Sorbonne
Classification
Autres références
-
APOLITISME
- Écrit par Étienne SCHWEISGUTH
- 1 352 mots
Les démocraties occidentales sont en train de passer de l'âge de l'affrontement idéologique à celui duconsensus. L'affrontement provoquait un clivage idéologique horizontal entre camps rivaux, clivage qui était porteur de passions et favorisait l'engagement politique. Aujourd'hui, il ne reste plus... -
ARBITRAGE, droit
- Écrit par René DAVID , René Jean DUPUY et Encyclopædia Universalis
- 10 815 mots
- 1 média
...codification et dans la pratique. La convention de La Haye de 1907 laissait aux parties une liberté entière pour y insérer ce qu'elles voulaient. Le caractère consensuel du compromis risque d'aboutir à une impasse que certaines dispositions conventionnelles s'efforcent d'éviter. Grâce à sa nature... -
ATTRIBUTION CAUSALE, psychologie sociale
- Écrit par Olivier CORNEILLE
- 961 mots
Afin de mieux comprendre et prédire leur environnement, les individus tentent régulièrement d’identifier les causes responsables d’événements physiques et de comportements sociaux. L’attribution causale concerne les processus psychologiques impliqués dans ce raisonnement. Elle peut également...
-
CLUB DE PARIS
- Écrit par Marie-France BAUD-BABIC et Olivier MARTY
- 1 135 mots
Le Club de Paris fonctionne selon une règle de base absolue qui est le consensus, à laquelle ne peut déroger aucun État membre. En d'autres termes, 'aucune décision ne se prend contre la volonté d'un créancier ou contre celle d'un débiteur ; il n'y a ni vote ni décision d'une majorité qualifiée, tous... - Afficher les 9 références