CONSTANTIN L'AFRICAIN (1015-1087)
Lorsqu'il arriva à Salerne en 1076, Constantin était auréolé d'une légende facilement greffée sur une vie d'aventures : né à Carthage, il serait allé jusqu'aux Indes, mais séjourna réellement en Syrie, en Égypte, en Éthiopie et à Bagdad, apprenant le grec, l'hébreu, l'arabe, le latin, le syriaque, le persan, étudiant la grammaire, la géométrie, l'arithmétique, la musique, l'astronomie, la médecine. Après tant d'années consacrées aux voyages et à l'étude, et durant lesquelles il gagna sa vie en vendant des remèdes de sa composition, il regagna sa ville natale mais, pris pour un magicien, il fut pourchassé et ne dut la vie qu'à la fuite.
L'école de Salerne, accueillante aux esprits de tous les horizons, lui offrit une chaire, mais Constantin préféra la solitude du monastère du Mont-Cassin où il se retira après sa conversion au catholicisme. Retraite studieuse puisque, l'un après l'autre, parurent des traités de médecine, certains traduits du grec, mais la plupart signés de Constantin, et qui soulevèrent une intense admiration. Quelle que soit la matière traitée, soit la diététique (De victus ratione variorum morborum), les fièvres (De febribus), les urines (De urinis), l'ophtalmologie (Liber de oculis Constantini) ou la chimie, qu'il s'agisse du guide du voyageur (Breviarium Constantini dictum viaticum) ou de son chef-d'œuvre, le Liber Pantegni, Constantin montrait une parfaite connaissance du sujet et une remarquable expérience.
L'un après l'autre, les ouvrages de Constantin étaient reçus à Salerne, le plus important foyer intellectuel de l'époque, et commentés avec respect par maîtres et élèves. La renommée de Constantin fut telle que Byzance lui décerna le titre de magister Orientis et Occidentis. Il mourut au Mont-Cassin, auréolé d'une gloire qui dura quarante ans : lorsque, en 1127, Stéphane d'Antioche entreprit de traduire le Liber regalis d'Ali Ibn Abbas, il retrouva des passages entiers du Pantegni de Constantin. La première Croisade ayant noué des liens intellectuels avec l'Islam, les ouvrages médicaux furent abordés, et l'on découvrit la supercherie de Constantin : ayant acquis, lors de ses voyages, les grands textes médicaux arabes, et conscient de l'ignorance de ces ouvrages par les Latins, il les traduisit en omettant d'en indiquer l'auteur. C'est ainsi que, peu à peu, les traités de diététique, des fièvres et des urines furent rendus à Isaac l'Hébreu, le Liber de oculis à Hunaïn Ibn Isaac, le Viaticum à Ibn ad Jazzar, etc.
La gloire de Constantin en fut-elle très affectée ? Fort peu au xiiie siècle : la propriété littéraire n'était pas aussi jalousement défendue qu'aujourd'hui, et la littérature cite nombre d'auteurs, parmi les plus grands, qui cherchèrent l'inspiration chez leurs prédécesseurs. Pendant des siècles, les ouvrages de Constantin furent donc lus par les étudiants, et si certains connaissaient la véritable origine des textes, nul ne tenait rigueur au traducteur de s'être approprié les connaissances des auteurs. Notre époque, plus soucieuse d'honnêteté intellectuelle, montre cependant pour Constantin l'Africain une indulgence rétrospective pour cela même qu'il chercha tant à cacher : son travail de traducteur. Grâce à lui, les Européens du xie siècle eurent accès aux connaissance médicales des Arabes, plus avancés à cette époque que les Latins que bridait l'admiration inconditionnelle pour Hippocrate et Galien. L'apport de la culture arabe, florissante, au foyer de Salerne où la médecine allait se nourrir pendant des siècles, fut certainement favorisé par le subterfuge de Constantin : présentées sous son nom, les œuvres furent acceptées sans la moindre trace d'hostilité envers les travaux des infidèles[...]
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Écrit par
- Jacqueline BROSSOLLET : archiviste documentaliste à l'Institut Pasteur, Paris
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