CONTINU & DISCRET
Investissement philosophique de l'opposition
Il existe une tradition philosophique rattachant le continu à l'Identité, au Même, à la Permanence : le structuralisme, qui pensait mener un combat contre ces figures, et tout particulièrement contre l'historicisme, nous a incité à considérer de préférence cette tradition, pour mieux la rejeter. Peut-être tire-t-elle sa force de la pensée de Leibniz, si l'on veut à tout prix déterminer une origine dans l'histoire de la philosophie : il se trouve en effet que cet auteur, qui fut un des principaux « pionniers de l'infinitésimal » dans le domaine mathématique, a simultanément formulé une philosophiesystématique où la prise en compte du continu semble profiter à une description cohérente du monde, de l'Être, du possible, de leurs rapports avec le divin. Si l'on en croit par exemple les commentaires de G. Deleuze in Différence et répétition, la cohérence s'exprimerait chez Leibniz comme compossibilité des séries, concordance qui intègre les variations et les degrés continus des données locales. De la sorte, le mot continu est associé à ce qui converge, ce qui se recolle, ce qui fait unité (le principe de continuité, ainsi, exprime une certaine convenance de la cause et de l'effet). Mais le chef de file monumental de ce courant qui fait du continu une figure du Même est sans doute Hegel, pour nous « hommes du xxe siècle » au moins. Dans la Science de la logique, la dimension de « continuité » de la grandeur est en effet définie comme celle de l'égalité avec soi-même, le continu se dit de la grandeur en tant que les constituants élémentaires de celle-ci s'identifient les uns avec les autres et s'abîment dans son unité. Le discret, inversement, est thématisé comme éclatement, séparation de la grandeur (être en extériorité réciproque). L'ensemble de la pensée hégélienne peut être ressenti comme une thématisation unifiante et conciliatrice du réel, permettant de toujours poser l'Autre en continuité avec le Même, le mot continuité recevant ici le sens correspondant à l'emploi adjectival de continu en mathématiques. Pour autant que les thèmes du continu et du discret sont abordés pour eux-mêmes, dans la section « Quantité » du livre L'Être de la Science de la logique, le développement du procès dialectique amène une résolution de l'opposition du continu et du discret, au profit du Même, et donc en ce sens du continu tel que l'envisage Hegel.
Cependant, il existe un discours qui prend au sérieux le continu et le discret, chacun de leur côté, et qui formule leur opposition dans des termes qui rejoignent les points de vue logico-mathématiques présentés plus haut : je veux parler du discours explicitement critiqué par Hegel dans la Science de la logique, celui de Kant.
Chez ce dernier, le continu est la détermination fondamentale de l'espace et du temps, formes dans lesquelles le donné nous est donné, de notre « réceptivité ». Pour que quoi que ce soit nous apparaisse, il faut que soient introduits par nous les « cadres » de l'espace et du temps, « fonds » sur lesquels se profile le divers sensible : or ces cadres sont décrits comme continus, explicitement. Kant mentionne comme propriété caractéristique de ces substrats continus la divisibilité infinie, ce qui est mathématiquement insuffisant, nous le savons ; mais tout indique, et notamment la relation qu'entretient son épistémologie avec la science de son temps, que le continu réel est en fait visé par là, c'est lui qui se trouve a priori imputé aux phénomènes par les « axiomes de l'intuition », qui tirent les conséquences de l'esthétique et de l'analytique transcendantales. Il est important de noter que la divisibilité à l'infini, à elle seule, dépasse aux yeux de Kant les possibilités[...]
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Écrit par
- Jean-Michel SALANSKIS : professeur de philosophie des sciences, logique et épistémologie à l'université de Paris-X-Nanterre
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