CONTREPOINT
Du contrepoint à l'harmonie
À ce stade très évolué de la musique polyphonique commence à se manifester un sentiment harmonique diffus, dont la signification pour nous est évidemment différente de ce qu'elle fut pour les musiciens de l'époque. Les agrégats sonores résultant des rencontres entre les parties reçoivent en effet aujourd'hui un nom et une fonction empruntés à un langage dont la syntaxe était alors totalement inconnue.
Le contrôle qu'on exerçait dans ce temps sur les résultantes verticales des entrelacs dessinés par des lignes mélodiques purement horizontales n'était encombré d'aucune notion dynamique. On reconnaissait un certain hédonisme en de telles rencontres ; non seulement on ne les séparait pas du flot qui les charriait, mais surtout on ne leur accordait nullement le pouvoir d'en modifier le cours par quelque action personnelle sur les sons qui s'y trouvaient provisoirement assemblés.
Nous sommes donc encore, avec Josquin des Prés, dans une conception purement contrapuntique de l'écriture musicale. Mais c'est une conception qui va s'altérer lentement et progressivement dans les temps qui suivront, cependant que la maîtrise et l'ingéniosité des compositeurs feront de l'esprit de combinaison le puissant levain d'une musique parvenue à l'apogée de ses ressources techniques. Ce sera l'époque de Janequin, de Costeley, puis de Claude Lejeune, de Roland de Lassus, de Vittoria, de Palestrina.
À travers l'œuvre de ces compositeurs, on voit le discours musical se ponctuer de formules cadencielles qui dénoncent une tendance envahissante à le structurer et le penser par accords, puis par successions d'accords, ordonnés entre eux selon les hiérarchies du futur système tonal. Dans ce sens, il ne serait pas indéfendable de dire que la décadence de la musique contrapuntique commence aussitôt après Josquin des Prés, à condition de ne donner à cette formule aucune signification qualitative. Un genre disparaît pour donner naissance à un autre ; et si, après coup, cette époque peut être considérée comme une transition entre l'âge contrapuntique et l'âge harmonique, c'est une transition qu'illustrent quelques-uns des plus grands noms de l'histoire.
Peut-être faut-il voir dans Monteverdi le point d'aboutissement de cette longue évolution. Une partie de son œuvre, les Madrigaux, appartient encore à un style contrapuntique fortement étayé par une structure harmonique. Une autre partie nous initie à une forme nouvelle : la mélodie accompagnée, dissociation entre la ligne horizontale, homophone, et le soutien que lui apportent des accords d'une verticalité spécifique, devenus des entités harmoniques.
Le style de Bach
Est-ce à dire que le style contrapuntique ne survivra pas à cette mutation ? Bien au contraire. Nous allons le voir refleurir à la fin du xviie siècle et dans la première moitié du xviiie, puis s'élever avec Jean-Sébastien Bach à une perfection qui semble lui interdire les voies de l'avenir. Mais ce n'est plus le même contrepoint. Il n'a plus le caractère aéré de l'écriture d'un Josquin des Prés. Si le génie de la combinaison s'y déploie comme il ne l'a jamais fait jusqu'alors, dans des épures d'une complexité inouïe, s'il entrecroise les lignes de la polyphonie selon les dessins les plus déliés, les associations les plus sonores, les équilibres les plus puissants, c'est en menant son discours d'accord en accord, comme le bâtisseur lance ses voûtes de pilier en pilier.
Les lignes du contrepoint de Bach semblent se diriger où elles veulent, selon leur seule et propre logique. Mais ce n'est qu'une apparence ; elles ne mènent rien, elles sont asservies à une implacable structure harmonique qui les cloisonne, les plie à ses lois architecturales.[...]
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Écrit par
- Henry BARRAUD : compositeur de musique, ancien directeur de la musique et du programme national de la Radiodiffusion française
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