CONTRÔLE SOCIAL
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Au sens propre, contrôle, contraction de « contre-rôle », désigne un registre tenu en double à fin de vérification ; d'où le sens figuré de surveillance. Quant au syntagme « contrôle social », sa signification est d'autant plus délicate à préciser qu'il a en plusieurs fois changé et que sa fortune a été nord-américaine (social control) plutôt qu'européenne. Il signifie tantôt ce qui assure la conformité, tantôt ce qui réagit à la déviance, voire parfois, au contraire, ce qui l'amplifie.
En 1901, Edward Alsworth Ross réunit sous ce titre des articles qu'il a publiés dans le Journal of Sociology pendant son court séjour à Stanford. S'il dit l'avoir emprunté à Herbert Spencer, qui n'avait pas particulièrement élaboré la notion, il a surtout été influencé, grâce à Lester Frank Ward, par celle de pouvoir spirituel chez Auguste Comte.
Chez Ross, le contrôle social désigne la capacité d'une société à se réguler elle-même en fonction des principes et des valeurs souhaités. Cet accent sur l'autorégulation amène à l'entendre comme l'inverse du contrôle coercitif. On englobe dans le contrôle social les conditions sociales qui créent l'harmonie au sein d'un groupe ou d'une société. Ceux qui emploient cette expression sont des sociologues adeptes du progrès social, qui répudient le paradigme économique utilitariste. Mais son usage correspond aussi au parti pris d'étudier les phénomènes sociaux en faisant l'économie d'une analyse de la place et du rôle de l'État. Pareille conception tiendra une grande place, à Chicago, dans la sociologie de Robert E. Park et d'Ernest W. Burgess (Introduction to the Science of Sociology, 1921), comme dans la philosophie de George H. Mead.
Ross en examinait successivement les fondements, les moyens, puis les systèmes. L'attention se concentrera progressivement sur l'étude d'un ou des moyens de contrôle, sans plus se préoccuper du cadre théorique global, qui passe à l'état d'implicite. On dérivera peu à peu vers une optique concentrée sur l'examen des techniques de contrôle social.
Pareil rétrécissement débouchera finalement sur une modification profonde dans la conception du contrôle social. Initialement entendu comme les conditions de la socialisation, il sera ensuite perçu comme réaction à la déviance. Il s'agit alors des moyens de contrer la non-conformité et de rééquilibrer. Sa matière devient les faiblesses ou les ratés de la socialisation. Dans la conception initiale, la déviance était la conséquence d'un raté du contrôle social ; quelques décennies plus tard, on conçoit celui-ci comme réaction à la déviance. Ce déplacement est sensible dans l'emploi qu'en fait Talcott Parsons. Il va, à son tour, favoriser la poursuite et le renforcement de la tendance à parler de contrôle social à propos du rétablissement de la conformité qu'entreprennent des institutions de resocialisation, mais toujours dans une analyse des phénomènes sociaux qui fait l'impasse sur la place de l'étatique (The Social System, 1951).
Toutefois, la nouvelle acception va se trouver bientôt en concurrence avec un usage interactionniste de l'expression « contrôle social ». Réaction discriminatoire à un raté accidentel, celui-ci devient désormais producteur de la vraie déviance, celle qui s'institue pour durer dans une imposition de rôle stable. Avec Edwin Lemert, le contrôle social est resitué antérieurement à la déviance (vraie). Il n'est plus abordé comme un moyen d'éviter ce raté de socialisation, mais, au contraire, du point de vue de la genèse de la déviance.
Quand il commencera d'être question de l'acclimater en Europe occidentale, et notamment en France, certains auteurs comme Max Pagès ou Bernard-Pierre Lécuyer se demanderont s'il ne vaudrait pas mieux traduire par régulation sociale, pour conserver à l'expression son acception fonctionnaliste. Aux États-Unis, Morris Janowitz (Social Control of the Welfare State, 1976) milite d'ailleurs pour une solution analogue afin de revenir au sens primitif de social control.
Toutefois, les différents usages de l'expression par la sociologie américaine gardaient en commun d'accorder peu de place à l'investigation des phénomènes de pouvoir dont le contrôle social peut être la manifestation. Dans les premiers, les conflits sont séparés de leurs bases matérielles, les contradictions ramenées à des tensions, les tensions à des dysfonctionnements. Le contrôle social apparaît alors implicitement comme une sociologie de l'ordre et de l'harmonie. Dans la conception interactionniste, le mécanisme de contrôle est vu comme pouvoir et domination, mais les phénomènes de pouvoir plus larges qu'on peut dès lors supposer à son arrière-plan demeurent en suspens. Les controverses entre écoles du conflit et criminologies réalistes, au cours de la décennie de 1970, ne permettront pas de mener à bien dans l'aire anglo-américaine la réintroduction des phénomènes étatiques dans la notion de social control.
Au même moment, les sociologies allemande et française de la déviance recourent à la notion de contrôle social dans une perspective résolument contraire, puisqu'il s'agit de focaliser l'attention sur les appareils ou, plus largement, sur des lieux et des pratiques généralement contrôlés par l'État. On note même une tendance à réserver l'expression « contrôle social » aux cas où l'intervention d'un de ces réseaux étatiques spécialisés – comme le système pénal – est effective, ou au moins apparaît dans le champ des éventualités. Pour signifier cette démarcation, on a eu recours à de multiples binômes. Contrôle sociétal versus contrôle social a vite été abandonné, de même que la dichotomie informel versus institutionnel. L'opposition entre général et spécialisé est plus parlante, quoique la spécialisation du contrôle soit bien antérieure à l'entrée en scène des appareils étatiques. La tendance la plus répandue consiste à opposer régulation sociale – qui serait pression diffuse en faveur de la conformité dans le cours normal de la socialisation, sans intervention de réseaux spécialisés de prise en charge des déviants et des déviances – et contrôle social que l'on emploierait pour distinguer précisément cette intervention en renvoyant à une prise en charge spécialisée. Autrement dit, il y aurait contrôle social quand serait en jeu un mécanisme d'exclusion-réinclusion nécessitant l'intervention de réseaux étatiques spécialisés dans la prise en charge des déviants et des déviances (Philippe Robert, La Question pénale, 1984).
Cependant, le surgissement de la pensée postmoderne fournit au social control l'occasion d'une plus large pénétration dans les sociologies européennes de la déviance, dans la mesure où elle fait l'économie de la réflexion sur l'État en se référant plutôt au pouvoir, que l'on présente comme insaisissable et pourtant omniprésent, dispersé qu'il serait dans tous les interstices de la vie sociale (Dario Melossi, The State of Social Control, 1990). Si ce parti a puissamment contribué à la réception de Michel Foucault ou de Gilles Deleuze dans l'aire anglo-américaine, il n'est toutefois pas certain que la notion de contrôle social soit parvenue à s'établir solidement en dehors de l'aire anglophone, sinon comme commodité de désignation globale plutôt que dans des usages vraiment spécifiés.
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Écrit par
- Philippe ROBERT : directeur de recherche au C.N.R.S.
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