CORPS À CORPS. HISTOIRE(S) DE LA PHOTOGRAPHIE (exposition)

Corps en morceaux, corps fantômes

À la différence des détails que la photographie muséale isole d’une toile pour l’expliquer, les « Fragments » rassemblés dans la quatrième section de l’exposition différencient le sujet selon le regard du photographe, en fonction d’une démarche esthétique où va prévaloir le satin d’une peau, la plastique d’une musculature, la texture savante d’une chevelure ou la disparition d’un nombril. Côtoyant les rares essais d’Henri Cartier-Bresson au Mexique (L’Araignée d’amour, 1934), Mes trophées (1987) d’Annette Messager, montrant des paumes bariolées de signes, confrontent la naïveté du dessin à la violence de couleurs encore fraîches.

Comme une fausse promesse d’introspection, les artistes rassemblés autour du thème « En soi » soulignent un peu plus la distance qui sépare la photographie de son sujet. À l’opposé de la prétention du portraitiste de percer à jour la vérité du modèle, les photographies d’auteurs aussi éloignés que Saul Leiter, Lise Sarfati ou Agnès Geoffray disent ensemble combien son contour visible, cerné de dos comme considéré de face, concourt, sinon à son invisibilité, du moins à l’effacement de l’être humain, par essence réfractaire au statut de modèle.

Plus tangibles sont donc les « Intérieurs » accessibles au photographe. Qu’il s’agisse de lieux de plaisir, de travail ou d’internement, tous, des demeures aristocratiques où s’invite Patrick Faigenbaum ou de l’asile d’aliénés de San Clemente visité par Raymond Depardon (1978-1979) jusqu’aux places héroïques des manifestations (Janine Nièpce, La Jeune Fille au drapeau, défilé du 29 mai 1968 à la Bastille), viennent s’inscrire dans le corpus social et très compartimenté de la photographie dite humaniste.

Suite logique à l’inscription des corps à la surface de l’image, le couloir des « Spectres » convoque enfin les artifices par lesquels la photographie altère son pouvoir de reproduire pour créer une échappée esthétique ou symbolique hors de la représentation. Elle n’y parvient qu’en mettant en jeu ses propres ressources : sujets hors champ, surimpression et solarisation, anamorphose, destruction partielle, pour s’achever en polyptyque avec l’apothéose Varanasi, India (2018) que Michael Ackerman dédie aux pêcheurs et aux oiseaux du rivage de l’immémoriale Bénarès.