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CORPS Corps et langage

La fonction conative

Abordons la deuxième fonction du modèle de Jakobson : la fonction conative, centrée sur le destinataire du message. En vérité, on apercevra aisément, sur ce point, le caractère quelque peu artificiel et abstrait, sinon du modèle lui-même, du moins de son application à une sémiotique du corps.

En effet, pour reprendre l'exemple même de Jakobson, celui de l'allongement emphatique du i dans si en français, qui accentue la force de l'affirmation, il est bien évident que non seulement cette gesticulation phonatoire exprime l'attitude du sujet à l'égard de ce dont il parle, mais encore vise de façon particulière le destinataire du message. Non seulement celui-là reçoit une affirmation, non seulement il découvre le fort degré de conviction par lequel le locuteur adhère à cette affirmation, mais encore il peut subir cette affirmation comme lui interdisant toute réplique ultérieure, comme représentant une agression, etc. On retrouve ici le corps signifiant et sa gesticulation comme opérateur d'intensification du discours, mais plus précisément sur le destinataire du message – ce langage du corps sans lequel le discours serait inopérant. S'ouvre alors à la recherche toute une région du champ des effets de discours, de la pragmatique du langage dans laquelle les manières de dire – du ton de la voix à la mimique du visage et à la pantomime du corps – visent à « positionner » l'auditeur dans une attitude spécifique d'écoute et à forcer ou à manipuler sa croyance, sa persuasion, sa conviction propre. On en trouve de remarquables exemples dans les traités de rhétorique anciens. Ainsi, dans l'Institution oratoire de Quintilien, au chapitre consacré à l'action oratoire, qui s'ouvre sur ce passage : « Prononciation et action sont généralement employées sans distinction. Mais le premier mot semble se rapporter à la voix et le second au geste. Quant à la chose même, elle a, dans les discours, une force et un pouvoir vraiment extraordinaires, et la qualité intrinsèque de ce que nous avons composé dans notre esprit est moins importante que la façon dont nous le débitons, parce que l'émotion de l'auditeur dépend de ce qu'il entend. [...] Toute action comprend la voix et le geste, qui agissent la première sur les oreilles, le second sur la vue – les deux sens par lesquels toutes les impressions pénètrent dans notre âme. » Mais Quintilien donne la prééminence à la voix, laquelle, dit-il, se subordonne même le geste. Toutefois, cette hiérarchie n'est signalée que pour souligner le parallélisme de la diversité des tons et des mimiques. Voix, mimique, pantomime doivent donc être l'objet d'un exercice qui les mette en correspondance harmonieuse avec le contenu des paroles, la nature des pensées. Tout le projet de Quintilien sera alors de lier les différences de la voix et les jeux du geste et du corps dans un système de règles de convenance et de bienséance avec le « sens » du discours. Le premier soin de l'orateur doit être de bien ressentir ses mouvements, de se représenter vivement les faits et d'être ému comme dans la réalité. Alors la voix et le geste seront comme des intermédiaires qui feront passer dans l'âme des auditeurs les sentiments dont il les aura animés et la visée du destinataire du discours sera d'autant plus précise et efficace que l'orateur imprimera dans son corps et sa voix les affects convenant à ce dont il parle. Pour parler le langage de Jakobson, la fonction conative de son discours sera d'autant plus puissante que la fonction expressive et émotionnelle y sera centrale. Mais, tant pour l'une que pour l'autre, c'est bien l'oratio, le contenu du discours, qui non seulement donnera cohérence et harmonie aux signes corporels, aux intonations de la voix, aux mimiques[...]

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Écrit par

  • : professeur d'Université, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales

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Style amarnien - crédits : Erich Lessing/ AKG-images

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