CORPS Corps et langage
La fonction référentielle et la fonction phatique
Dans le chapitre de l'Institution oratoire que l'on vient d'évoquer, qui parle des mains et de la langue universelle qu'elles paraissent constituer, Quintilien écrit : « Pour désigner les lieux et les personnes, n'équivalent-elles pas à des adverbes et à des pronoms ? » C'est ce point que nous examinerons maintenant en étudiant l'application des fonctions référentielle et phatique à la sémiotique du corps et du geste. La première de ces deux fonctions – dénotative ou cognitive – définit l'orientation du message verbal vers le contexte, ce dont il parle. Or il est un geste – celui d'indication – qui est radicalement substituable à un terme, le pronom démonstratif « ceci », au point que « ceci » dans sa pure fonction ostensive n'a d'autre signification que de désigner l'objet singulier pointé par le geste d'indication. Ce point qui a été souvent signalé ouvre la voie aux divers modèles de la théorie de l' énonciation. Sans doute « ceci », comme tous les « embrayeurs », a bien une signification générale et constante qui lui est propre, celle de désigner sans l'objet dont parle le message auquel « ceci » appartient. Il ne peut représenter son objet sans lui être associé « par une règle conventionnelle ». Aussi prend-il une place déterminée dans les paradigmes grammaticaux. Toutefois, il reste qu'il ne peut pas non plus le représenter s'il n'est pas dans une relation existentielle avec lui. « Ceci », soit cette table devant moi, ici et maintenant, au moment précis où « je » prononce « ceci ». En d'autres termes, ce que dit « ceci » n'est « compréhensible » qu'accompagné du geste qui pointe ceci, mais, inversement, le geste de montrer ou d'indiquer peut parfaitement opérer son effet signifiant sans l'énonciation du mot « ceci ». Ainsi s'expliquent les tentatives et peut-être les tentations d'y repérer un geste « linguistique » originaire, dont le premier chapitre de la Phénoménologie de Hegel serait un exemple fondamental. Il est hors de notre propos de reprendre, fût-ce de façon critique, de telles analyses. On peut simplement remarquer que le geste d'indiquer ne peut être effectué qu'à partir d'une orientation globale du corps vers l'objet indiqué, et plus précisément que les yeux doivent en balayant l'espace se reporter sur lui. Du même coup, le geste d'indication opère une sorte de toucher à distance et par là implique non seulement une représentation de la distance en tant que telle, image du rapport d'extériorité de l'objet, mais encore une mise en figure de l'objet indiqué sur le fond de la situation perceptive, qui se trouve par là même neutralisée. Des voies d'action, de prise ou de saisie de l'objet se trouvent ainsi potentiellement tracées, et aussi une finalité. L'objet indiqué est l'objectif possible d'une action que le geste anticipe : le schème d'un projet est idéalement esquissé, et avec lui une forme temporelle. Enfin, non seulement le geste d'indication, en impliquant la représentation d'un rapport d'extériorité de l'objet, pose un sujet, point de vue et centre potentiel d'action, mais encore il pose un destinataire du geste, un autre point de vue, un autre centre d'action, un autre sujet visé par le geste comme sujet co-percevant le même objet, comme co-agissant sur celui-ci virtuellement. On comprend alors qu'une théorie ontogénétique et phylogénétique du langage puisse se construire à partir des développements, des complexifications et des virtualisations du geste d'indication, ce qui revient à construire, par exemple pour l'enfant à ses divers stades de développement, une sémiotique génétique du[...]
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Écrit par
- Louis MARIN : professeur d'Université, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales
Classification
Média
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