CORPS Corps et langage
La fonction métalinguistique et la fonction poétique
Des deux dernières fonctions linguistiques que présente le modèle de Jakobson, il nous reste peu à dire dans leur application à une sémiotique du corps. En ce qui concerne la fonction dite métalinguistique, en effet, est-il possible de trouver des gestes, attitudes, comportements dont la fonction signifiante serait de porter sur les codes gestuels et corporels partagés, en tout et en partie, par le destinateur et le destinataire du message ? Peut-on reconnaître des métagestes ou des méta-attitudes, c'est-à-dire des gestes ou des attitudes dont la visée signifiante – consciente ou inconsciente – serait des gestes ou des attitudes ? Toutefois, cette limitation du « langage des gestes et du corps » est elle-même pleine de sens. Elle découvre une des propriétés fondamentales du langage que Benveniste caractérisait par la relation d'interprétance : « La langue est l'interprétant de tous les systèmes sémiotiques. De là provient son pouvoir majeur, celui de créer un deuxième niveau d'énonciation où il devient possible de tenir des propos signifiants sur la signifiance. » Mais, du même coup, si la langue est l'organisatrice sémiotique par excellence, ne sera-ce pas elle qui, par les discours qu'elle seule peut tenir sur le corps, lui conférera la qualité de système signifiant en l'informant de la relation de signe ? C'est là ce que Benveniste nomme « le modelage sémiotique que la langue exerce et dont on ne conçoit pas que le principe se trouve ailleurs que dans la langue ». Non qu'il n'y ait pas d'autres procès de signifiance du corps que ceux que formule l'interprétant général de tout système sémiotique, mais il se pourrait bien – comme nous l'indiquions en commençant – que les procès de signifiance du corps – et les discours du corps – ne soient pas repérables autrement que par le discours critique analysant les modelages sémiotiques des discours sur le corps, qui seuls sont capables de les articuler.
« La visée du message en tant que tel, l'accent mis sur le message pour son propre compte est ce qui caractérise la fonction poétique du langage. » Peut-on appliquer, à titre de conclusion, cette fonction linguistique à une sémiotique du geste et du corps ? La fonction poétique « met en évidence le côté palpable des signes et approfondit par là même la dichotomie des signes et des objets », écrit Jakobson. Elle fait apparaître les signes comme des corps, l'énoncé comme un geste complexe d'un corps de langage. Pour reprendre l'exemple donné par Jakobson du slogan électoral américain I like Ike, qui dessine « une image paronomastique du sujet aimant enveloppé par l'objet aimé », il est aisé d'y reconnaître une gestualité visuelle (graphique) et auditive (phonique), une mimique du sens par le sensible des phonèmes, des mots et de leur configuration phrastique, dont les effets sur l'auditeur-lecteur sont en deçà et au-delà de tout contenu idéationnel possible porté par l'énoncé. Si le langage peut ainsi, dans la fonction poétique, en transgressant l'opposition entre paradigme et syntagme sur laquelle son fonctionnement est fondé, devenir geste et corps sensible, le geste et le corps peuvent à l'inverse devenir poème, soit comme peau, surface et support d'inscriptions, de marques et de traces qui dessinent à l'œil, offrent à l'odorat et au toucher les jeux de la séduction dans la finalité sans fin, dans le plaisir sans concept de la gratuité esthétique (ainsi, dans l'art du maquillage, des parfums et des onguents, des peintures corporelles, voire du tatouage), soit comme volume dynamique et organisme vivant dont les gestes et les mouvements, les attitudes et les postures sont modelés et façonnés, configurés et transfigurés[...]
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Écrit par
- Louis MARIN : professeur d'Université, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales
Classification
Média
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