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CORPS Cultes du corps

La tentation du narcissisme

Culturisme - crédits : I. Csak / Shutterstock

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Le culturisme ou body-building est l'une des pratiques principales qui, avec le fitness, le stretching, le cardio-training, ont développé depuis les années 1970 l'estime de soi par la remise en forme physique. Cette religion du corps repose sur une croyance performative qui ne relève plus de l'énoncé – « quand dire, c'est faire » selon la formule de John Austin −, mais de l'acte : quand faire, c'est dire. Le corps est de fait immanent au sujet et sa qualité paraît dépendre totalement des usages que ce dernier en tire. Pour peu que soit dépassée l'idolâtrie de l'apparence corporelle, la religion du corps reproduit les autres structures traditionnelles des attitudes de croyance : ainsi elle n'est plus aperçue comme telle par le sujet dès lors que ce dernier s'enferme dans sa matière, ses addictions et ses modes d'existence. Trouvant son corps de plus en plus performant et satisfaisant, cette illusion corporelle est vécue et affirmée par le sujet contemporain comme son invention, une façon nouvelle de se « dire ». Cette croyance performative est une illusion corporelle ou une invention subjective selon que l'on voudrait mettre l'accent sur l'aliénation ou sur la liberté acquise par le sujet.

Dans un essai intitulé L'Ère du vide, Gilles Lipovetsky décrit la génération née dans les années 1980, qui coïncide avec une crise des idéologies traditionnelles, de la famille, de la vie, du lien social et de l'économie. L'individu est isolé dans les grands ensembles, il a l'impression d'être inutile socialement au point de trouver dans son corps son seul lieu identitaire. Pour conserver leur liberté de création, leur liberté d'opinion, on voit alors de plus en plus d'individus se réfugiant dans l'espace privé ou dans la vie associative thématique transversale (club, sport, musique, jeu de rôle...).

Bientôt pointe l'idée que le corps n'aurait plus de devoirs, mais seulement des droits. L'hyperindividualisme, le chacun pour soi et le culte de la réussite individuelle, si possible en écrasant l'autre, marquent cet ultralibéralisme des années 1990. Il entraîne un affaiblissement, un rejet, voire une négation des valeurs de justice sociale, de solidarité, de toute règle collective, opposable à tous, comme en témoigne le dopage dans le sport ou l'isolement social des malades, des chômeurs et des personnes âgées.

Dans la société d'hyperconsommation, l'individu tire toute son impression d'exister grâce au modèle du self-service et de sa logique, en parfait accord avec le capitalisme. Recherchant une existence à la carte, il se construit une identité par la consommation, aujourd'hui caractérisée par la surmultiplication du choix. Baudrillard a décrit comment l'impression d'avoir le choix des objets est un moyen pour le moi de se construire. Cette existence à la carte définit le corps par les produits qu'il consomme, que ce soit par ingestion (aliments, médicaments, « alicaments », drogues), absorption (bains, teintures, onguents, crèmes, UV), intégration (greffes, implants), incrustations (tatouages, piercing, scarifications). Tous ces self-services sont fondés sur la séduction/répulsion en survalorisant le look, l'apparence, le flash afin de rendre l'individu remarquable par les autres. Les recherches et les expériences des nombreux artistes du courant body-art, tels que Orlan et ses opérations-performances, expriment cette tendance profonde qui fait du corps le premier support de mise en scène d'une écriture individuelle.

Dans ce mouvement général et volontaire de somatisation, chacun et chacune veut se composer un « corps à soi ». Un corps à soi signifie la possibilité de se construire une identité en utilisant en particulier tous les progrès technoscientifiques[...]

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Écrit par

  • : professeur d'épistémologie du corps et des pratiques corporelles à la faculté du sport de Nancy

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Média

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