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CORPS Cultes du corps

La mise en culture du corps

Le problème est de définir la normalité fonctionnelle du vivant à partir de la normativité idéologique du vivable. La recherche de l'idéal est impliquée par l'écart entre normalité et normativité. Comme le notait Georges Canguilhem dans son essai Le Normal et le pathologique : « L'homme, même physique, ne se limite pas à son organisme. L'homme ayant prolongé ses organes par des outils, ne voit dans son corps que le moyen de tous les moyens d'actions possibles [...] La vitalité organique s'épanouit chez l'homme en plasticité technique. » Dans ces conditions il faut attendre de la normativité la création d'une normalité strictement culturelle dans laquelle la santé de l'organisme deviendra dépendante de technologies corporelles artificielles.

Se dresse ainsi une nouvelle perspective moniste où l'âme doit s'incarner directement dans le corps par une modification corporelle si intense que l'étendue, la localisation, la composition et la surface du corps lui-même s'en trouvent altérés. Des parties ou fonctionnalités du corps de plus en plus nombreuses devenant désormais interchangeables avec des kits bio-artificiels, le corps est comme prolongé de l'intérieur à l'extérieur. Selon Ian Hacking, il faudrait remplacer le dualisme ontologique (essence/substance, âme/corps) par un dualisme logique (matière/énergie), dont le Descartes des Passions de l'âme serait le modèle. Le corps sera dès lors tenu non pas pour une substance mais pour une matière à informer qui sera « bio-subjectivée » selon l'intention d'un sujet. Le sujet modifié est en même temps le sujet modificateur, à la fois effet et cause de son propre corps. Se démarquant de ses origines naturelles et refusant de subir le déterminisme génétique, le « topiste » du corps, à l'inverse de l'utopiste spiritualiste, est un matérialiste convaincu : plus qu'un corps à son image, il convient d'établir une continuité moniste dans le corps lui-même, du corps pensant au corps modifié par une variation d'effets induits par l'insertion des biotechnologies dans la chair même du corps.

La mise en culture du corps, depuis la fécondation in vitro jusqu'à la modification qualitative du génome, est indéniablement une source de progrès dans l'éradication de certaines maladies génétiques. Mais la profondeur de ces nouvelles interventions modifie aussi de fond en comble la représentation du corps. Plutôt que d'accepter l'image et le statut du corps tels que les posent la loi et les standards sociaux, l'individu prétend pouvoir s'autodéfinir par l'addition ou l'élimination de morceaux choisis. Chaque partie du corps pourrait ainsi être bio-artificiellement remplacée, implantant une nouvelle image du corps : l'image du corps devient tangible comme si la biotechnologie réalisait l'image du corps au lieu de le maintenir dans la position d'un moi idéal. Ce rétrécissement de la distance entre moi idéal et image du corps se matérialise par toutes les modifications des capacités du corps (motricité), de sa structure organique (greffes) et de son image (implants). Il n' y aurait plus d'opposition entre ce que devrait être le corps et ce qu'il est puisque les biotechnologies détermineraient toute la matière corporelle comme partie intégrante de mon corps. Ce refus de l'aliénation corporelle, c'est-à-dire du vieux principe juridique de non-disposition du corps considéré comme un don extérieur non modifiable, tend à accréditer la croyance subjective en une liberté d'usage de tous les matériaux corporels.

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Écrit par

  • : professeur d'épistémologie du corps et des pratiques corporelles à la faculté du sport de Nancy

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