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CORPS Cultes du corps

La sensation par le risque

À devenir un individu normé, le sujet, selon Alain Ehrenberg, se fatigue d'être soi. À ressembler à l'idéal social du modèle compétitif de la réussite − réussir ou mourir −, l'impératif économique d'être le vainqueur sur soi-même précipite l'individu dans la performance, le risque et le dopage. Le sport de haut niveau apparaît aujourd'hui comme un laboratoire expérimental, où l'injonction moderne de dépassement de soi est testé dans des situations extrêmes. Il est l'emblème d'une idéologie qui domine notre monde. Il interroge, par son histoire même, qui est celle des gymnastiques, puis de l'éducation physique, enfin celle du sport spectacle, l'ambivalence de l'excellence corporelle : plutôt que de s'accomplir dans un bien être, modèle antique du bonheur dans l'ordre universel, chacun veut se dépasser pour être mieux et plus.

La différence entre cet hédonisme individualiste et l'individualisation indéfinie des corps composites post-modernes se fonde sur la possibilité de démultiplier sa vie : l'attachement au corps originel et naturel de la tradition conservatrice ne rend plus compte des pratiques actuelles d'hybridation de l'existence corporelle. L'être incarné produit un corps mélangé car le sujet doit composer ses formes selon les mutabilités possibles de la matière. Ces érotisations et esthétisations du corps transforment le rapport du sujet à son corps comme aux autres corps.

L'invention porte d'abord sur la forme du corps, son aspect extérieur, qui doit exprimer immédiatement le degré d'incarnation du sujet dans son corps. Être son corps subjectivement, c'est le rendre identifiable et reconnaissable par sa présence même. Apparaître c'est être. Le langage corporel définit une incarnation signifiante. Le corps décoré, estampé, orné, rehaussé est vécu comme une chair signifiante. Pour ne pas être insignifiants, le volume, le design et l'intensité doivent déformer ou réformer le corps naturel afin qu'il corresponde à l'intention subjective. Cette auto-chirurgie du sens définit la forme en agissant sur la matière sans en modifier la nature. L'invention reste formelle en utilisant des techniques d'impressions, de perçage, de modelage et de sculpture de soi. La matière n'est pas entamée, seul un rapport d'information est appliqué sur elle sans intervenir en elle.

La matière du corps offre bien plus, grâce au rapport biotechnologique du sujet à son corps : ce que nous désignons sous le terme de biosubjectivité, c'est-à-dire la possibilité désormais effective de créer un « somaphore », un corps sujet et non plus objet en changeant la matière héréditaire, en créant des espèces inédites, en manipulant le génome, en sélectionnant par dépistage, en éliminant les déficiences, en améliorant la qualité des produits ingérés, en introduisant des bio-artéfacts. La matière corporelle devient matière première pour une intention culturelle qui lui est imposée. L'organisme génétiquement modifié, la neurochimie des émotions corporelles, la biologie des passions ou l'ingestion régularisée des hormones sont autant de techniques révolutionnaires de subjectivation corporelle.

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Écrit par

  • : professeur d'épistémologie du corps et des pratiques corporelles à la faculté du sport de Nancy

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