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CORPS Les usages sociaux du corps

L'apport des ethnologues

C'est aux ethnologues que l'on doit les premières observations systématiques de la diversité des usages sociaux du corps. L'accumulation de données parcellaires et la constitution, notamment dans les départements d'anthropologie des universités américaines, de grands fichiers comparatifs (comme les Yale cross-cultural area files) ont donné naissance à de vastes compilations qui ont au moins servi, quelle que soit leur valeur, à mettre en question les postulats naturalistes en affirmant le caractère relativement arbitraire, culturel et collectif des habitudes corporelles. Mais ces études, qui reposent sur des données hétéroclites empruntées à des sociétés très diverses et coupées des ensembles culturels qui seuls leur confèrent un sens, ne permettent pas de ressaisir les relations entre les représentations et les usages du corps, d'une part, et les autres dimensions de la vie sociale, d'autre part. Ce sont, en fait, les travaux de l'École culturaliste américaine qui ont permis de dépasser l'empirisme ethnographique et d'intégrer les comportements corporels dans une théorie générale de la culture.

Venus d'horizons divers, les anthropologues appartenant au courant culturaliste (Edward Sapir, Margaret Mead, Gregory Bateson, Erik Erikson...) ont pour originalité d'associer les concepts et les méthodes de l'ethnologie, de la psychanalyse et de la linguistique. Par-delà leurs différences, ils ont pour projet commun de construire une théorie de la personnalité susceptible de rendre compte de la relation entre les individus et le groupe. C'est d'abord la recherche des mécanismes par lesquels le groupe façonne les individus à son image qui les a conduits à s'intéresser aux usages sociaux du corps : la socialisation corporelle joue un rôle fondamental dans l'éducation (et cela de façon transhistorique et transculturelle) parce que la domestication du corps est un des mécanismes fondamentaux de l'intériorisation du social. Erik Erikson montre ainsi, dans une étude célèbre, comment l'enfant yurok (une ethnie indienne de la côte ouest des États-Unis, dont la pêche au saumon constituait la ressource principale), intériorise les schèmes principaux de la culture du groupe par l'intermédiaire d'un apprentissage corporel et, particulièrement, par l'apprentissage des manières de table. L'apprentissage oral des bébés yuroks leur enseigne la maîtrise de soi, qualité première du bon pêcheur, en présence d'un bien désirable (nourriture ou proie). Plus profondément, il les conduit à intérioriser une série d'homologies entre l'espace du corps, centré sur le tube digestif que l'enfant apprend à maîtriser et l'espace du groupe, centré sur la rivière dont le cours est discipliné, durant la période de pêche, par la construction d'un barrage à saumons.

Mais c'est surtout à Margaret Mead et à Gregory Bateson que l'on doit les premières analyses systématiques de l'incorporation de la culture. Leur ouvrage fondamental, Balinese Character : a photographic analysis, publié en 1942, est constitué de 759 photographies réunies de façon thématique et commentées par les auteurs ; elles représentent les individus dans les actes ordinaires de leur vie quotidienne (marcher, se laver, jouer avec les enfants...). Ce livre, qui repose sur l'information recueillie durant un séjour de deux ans dans un petit village des montagnes de Bali (au cours duquel Bateson a pris 25 000 photographies et 7 000 mètres de films), présente une analyse des schèmes fondamentaux autour desquels les Balinais structurent leurs attitudes corporelles, comme, par exemple, la dissociabilité des parties du corps qui se manifeste dans la danse, mais aussi, de façon moins stylisée et moins évidente, dans l'usage ordinaire[...]

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Écrit par

  • : directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales

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