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CORPS Les usages sociaux du corps

Cultures somatiques et classes sociales

L'étude systématique des usages sociaux du corps dans nos sociétés a été beaucoup plus tardive comme si la familiarité avec l'objet constituait, comme c'est souvent le cas dans les sciences sociales, l'obstacle principal qui devait être surmonté pour entreprendre l'analyse des cultures somatiques. Elle est liée d'abord au développement de la sociologie médicale, lui-même suscité, au moins en partie, par la mise en place de systèmes collectifs d'assurances et de soins. Des sociologues américains (particulièrement M. Zborowski et I. K. Zola) ont ainsi étudié, dans les années cinquante, les comportements médicaux de groupes ethniques différents vivant aux États-Unis (Juifs, Italiens...). Ils montrent que les différences constatées entre les pratiques médicales des différents groupes sont liées à des réactions différentes face à la douleur et à des perceptions différentes du corps. Les dimensions sociales de la sensation corporelle étaient, à la même époque, mises en lumière par H. S. Becker qui montre, par exemple, que les sensations de « plaisir » suscitées par l'absorption de marijuana ne peuvent être attribuées à un effet purement physiologique et, en quelque sorte, mécanique de la drogue. L'accès au plaisir est subordonné à un processus d'apprentissage au cours duquel l'initié apprend, d'une part, à reconnaître les effets de la drogue et, d'autre part, à aimer des sensations qui doivent une part de leur séduction aux conditions sociales dans lesquelles elles sont expérimentées (consommation de groupe, etc.).

C'est également à partir de l'étude des comportements face à la santé et à la maladie qu'ont été développées, surtout en France, des recherches sur les cultures somatiques propres aux différentes classes sociales dont les membres, dotés d'habitus physiques différents, font des usages différents de leur corps. Ainsi, c'est dans les classes sociales (agriculteurs, ouvriers agricoles, manœuvres, ouvriers) où le risque sanitaire est le plus élevé (comme en témoignent les taux de mortalité à 35 ans) que la consommation médicale est le plus faible. Les facteurs économiques directs (coût des soins, etc.) ne suffisent pas à rendre compte de ces inégalités qui trouvent leur principe dans la relation que les membres de ces groupes entretiennent avec leur corps. Tout se passe en effet comme si les membres des classes populaires étaient, dans notre société, moins attentifs que les membres des classes moyennes ou de la bourgeoisie aux sensations morbides, à la douleur, aux rumeurs sourdes du corps qui doivent être explicitement constituées comme « symptômes » pour entraîner le recours au médecin. Cela essentiellement pour deux raisons. D'une part, ils ne disposent pas des catégories savantes et du vocabulaire du corps et de la maladie qui sont nécessaires pour déchiffrer les messages du corps, c'est-à-dire pour sélectionner, dans le flux des sensations corporelles, les signes morbides légitimes que les médecins seront disposés à reconnaître et à traiter. Contraints, d'autre part, de faire un usage professionnel de leur corps et soumis à des conditions matérielles d'existence plus dures que dans les autres groupes, ils adhèrent à un système de valeurs qui privilégie la « dureté au mal » (« ne pas s'écouter »), la résistance et la force physiques. Cet ethos ascétique qui, sans être explicitement systématisé ni verbalisé, interdit de prêter trop fortement attention au corps, s'exprime, dans les classes populaires, à travers l'ensemble des comportements corporels, qu'il s'agisse de l'alimentation (préférence pour les aliments socialement définis comme « fortifiants »), de la sexualité (pudeur en acte qui ne doit pas être confondue avec un puritanisme éthique),[...]

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Écrit par

  • : directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales

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