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CORPS (notions de base)

Les limites du dualisme

Mais Descartes, en procédant de la sorte, ne néglige-t-il pas les conditions d’apparition du savoir objectif ? Il y a science parce qu’il existe sur notre planète un vivant doté de sensibilité. Il y a science parce qu’un être vivant a choisi, à un certain moment de son développement, d’explorer ce qu’il suppose être la réalité externe indépendante de son existence en faisant abstraction de sa sensibilité. Pareille abstraction doit être interrogée. C’est ce que fait Michel Henry (1922-2002) dans son ouvrage de 1988, La Barbarie : « La science, telle que nous l’entendons aujourd’hui, est la science mathématique de la nature qui fait abstraction de la sensibilité. Mais la science ne peut faire abstraction de la sensibilité que parce qu’elle fait d’abord abstraction de la vie. »

Michel Henry ébranle l’évidence dans laquelle nous sommes installés. Il redéfinit ainsi le monde « objectif » décrit par nos sciences : ce monde est tout simplement le monde « mort ». Qu’est-ce en effet que la réalité objective, sinon ce qui existerait même si aucune forme de vie n’était jamais apparue ? Sans être vivant, il n’y aurait pas de couleurs, mais il y aurait tout de même des longueurs d’onde. Sans vie sur notre planète, il n’y aurait pas d’eau, au sens d’un liquide qui nous fascine par sa transparence et par les reflets qu’il nous renvoie, mais les molécules H2O seraient bien présentes. Lorsqu’un homme de science affirme nous dépeindre la Terre il y a cinq milliards d’années avant l’apparition de la vie, il nous trompe doublement. D’une part, parce que ce qu’il nous décrit est le spectacle qu’aurait perçu un être vivant s’il avait existé à cette époque, réintroduisant par là la vie qu’il prétend absente. Et, d’autre part, parce qu’il s’autoélimine en oubliant que sa construction intellectuelle est celle d’un vivant doté de sensibilité, qui ne peut bâtir de telles abstractions que parce qu’il a d’abord ressenti dans son corps subjectif ce que seule la vie peut éprouver.

L’objectivation de la nature inaugurée par Galilée (1564-1642) et reprise par Descartes suppose donc une élimination du corps vivant, du corps sensible. Le prix à payer en est très lourd, comme le souligne d’un point de vue un peu différent l’épistémologue Michel Tibon-Cornillot (1936-2020) dans Les Corps transfigurés (1992) : « Le prix à payer, pour entrer dans les nouveaux savoirs, fut élevé : c’est sur les décombres du corps microcosme renvoyant sans cesse au monde et à Dieu, qu’est apparu le corps-objet, ce sac de peau retenant les humeurs et les organes, ce corps enfin préparé pour le parcours descriptif de l’analyse scientifique. »

Selon Michel Henry, il existerait trois corps, et les difficultés philosophiques les concernant tiennent en partie au fait que nous employons des mots identiques pour désigner des expériences absolument hétérogènes. Le premier corps est le corps propre ou « corps subjectif » révélé par notre expérience interne. Le second est le corps organique sur lequel nous agissons et qui peut résister au corps subjectif, résistance qui alimente tous les dualismes. Le troisième enfin est le corps-objet, observé de l’extérieur, sur lequel les sciences peuvent prétendre aux mêmes études que celles menées sur les autres réalités naturelles. Mais ces trois corps n’existent nullement sur le même plan : le corps premier est le corps subjectif, ce qui conduit Michel Henry, dans Philosophie et phénoménologie du corps (1965), à substituer à la formule « j’ai un corps » la formule « je suis mon corps ». Ce corps est l’« être originaire », et j’ai de lui une « expérience interne transcendantale » fondamentalement différente de l’expérience que je peux avoir de tous les objets qui m’entourent.

Mais ne peut-on pas regretter[...]

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Écrit par

  • : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires

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