CORPS (notions de base)
Le corps, force créatrice
Disciple de Schopenhauer, Friedrich Nietzsche commence par développer les implications de la métaphysique de son premier maître. Les historiens de la philosophie ont coutume d’opposer le sublimescepticisme d’un Pascal se plaisant à abaisser l’homme et l’optimisme prométhéen d’un Descartes nous promettant de devenir un jour les maîtres de la nature. Si Blaise Pascal « disperse » la poussière du corps entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, René Descartes, de son côté, « noie » la matière corporelle dans l’immensité de la resextensa. Poussière au sens biblique chez l’un, parcelle infinitésimale chez l’autre, le corps perd chez les deux philosophes toute valeur et tout intérêt.Malgré tout ce qui les oppose, Descartes et Pascal se rejoignent sur le caractère négligeable de l’atome corporel dans l’infinité cosmique. La lecture de Schopenhauer va permettre à Nietzsche de rejeter ces deux approches et de réhabiliter le corps.
Observé sous l’angle du temps, et non plus de l’espace, le corps se manifeste selon Nietzsche comme le point culminant d’un jeu cosmique sans commencement ni fin. Une inversion se produit alors, éliminant la « petitesse » du corps que Pascal tournait en dérision pour lui attribuer l’« immensité » dont jouissait l’Univers : le corps concentre en lui un hasard infini aussi vieux que le monde. Examiné en fonction du passé, le corps humain enferme en lui la totalité de la vie animale, récapitule et fait survivre toutes les étapes de l’immense histoire qui a conduit de la naissance de la vie à l’émergence de l’homme. Mémoire organique, bien entendu, mais qui peut prendre exceptionnellement la forme d’une mémoire consciente. Elle se métamorphose alors en force créatrice puisque, à travers mon individualité, se manifeste et se poursuit au-delà de moi une œuvre d’une infinie durée. Dans Le Gai Savoir, Nietzsche présente comme sa grande découverte cette présence de l’infinité du passé dans notre corps : « J’ai découvert pour ma part que la vieille humaine animalité, voire la totalité des temps originels et du passé de tout être sensible continuait à poétiser, à aimer, à conclure en moi... ».
Ressentir cette présence, dans le corps humain, de la totalité du passé qui vient s’y nouer, mais aussi du futur qui y est déjà imbriqué, est précisément ce qui peut nous réconcilier avec le monde et avec le temps. Regardé sous cet angle, le corps cesse de nous apparaître comme un atome perdu dans l’espace infini : c’est au contraire l’infinité spatio-temporelle qui se rassemble en lui et prend sens dans cette merveilleuse complexité.
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Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
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