CORRECTIONS, Thomas Bernhard Fiche de lecture
Le roman de Thomas Bernhard (1931-1989), Corrections (1975) est une œuvre qui aspire constamment à une « mise en ordre », mais que l'on ne sait paradoxalement comment aborder. Corrections fait suite à trois romans, mais aussi à cinq pièces de théâtre : Une fête pour Boris (1970), L'Ignorant et le Fou (1972), La Société de chasse (1974), La Force de l'habitude (1974) et Le Président (1975). On retrouve évidemment dans Corrections les thèmes et les processus qui font vivre les autres romans et le théâtre.
Une science des ténèbres de l'être
Un narrateur anonyme s'installe dans la maison construite par son ami Höller à l'endroit le plus invraisemblable de la gorge d'un torrent autrichien, pour y « trier et mettre en ordre » les papiers de leur ami commun, Roithamer. Ces papiers sont censés concerner des recherches hautement scientifiques : Roithamer, par ailleurs professeur de biologie à Cambridge, est parvenu à édifier un « cône d'habitation », ouvrage inouï et parfait, destiné spécialement à sa sœur et situé au centre exact de la forêt. Cette sœur étant morte dès son entrée en possession du « cône », Roithamer s'est pendu dans cette même forêt.
Le livre se divise en deux parties pratiquement égales. L'unité extérieure de la première, où le « je » est celui du narrateur, qui rapporte incidemment certains propos de son ami Roithamer, est constituée par le récit de l'installation dans la « mansarde Höller » (où Roithamer a rédigé les papiers à classer), et l'analyse des rapports entre le narrateur, Höller, sa maison, Roithamer et, au-delà, le « cône » et le domaine paternel de Roithamer, Altensam. La seconde partie, intitulée « Trier et mettre en ordre », est une transcription très claire (sans « corrections », donc) des papiers de Roithamer, le « je » narratif représentant maintenant Roithamer, auquel le narrateur se substitue à l'occasion. Ce dernier nous annonçait dans la première partie le classement des manuscrits d'une étude scientifique « Sur Altensam et tout ce qui se rattache à Altensam, en tenant compte particulièrement du cône ». Un lecteur inattentif attendrait une image des travaux préparatoires à la construction du cône ». Or l'objet de cette science n'est en rien différent du contenu de la première partie. On voit donc resurgir, reflétés, variés ou orchestrés d'une manière différente, tous les thèmes apparus dans la première partie, placés ainsi le long d'une spirale, la ligne même qui définit le « cône » dont le sommet, d'où l'on domine tout, est évidemment la mort. Le matériau de cette science est donc précisément ce qu'il y a de plus irrationnel, de plus naturel : les rapports avec le domaine paternel d'Altensam, avec le père, la mère, les frères, la sœur pour qui le « cône » doit absolument être construit. Cette science, c'est l'étude du rapport entre la science, l'intellect, la lucidité, et le tréfonds de la haine, de l'amour, de la bestialité, de l'instinct, rassemblés dans le triangle ou le quadrilatère familial, qui est aussi l'image de tout un monde, l'Autriche et ce qu'elle symbolise de culture occidentale. Il n'y a d'autre science que l'autobiographie, et il n'est pas étonnant que de celle de Roithamer, dont la vie ressemble un peu à celle du philosophe Wittgenstein et, comme expérience profonde, à celle de Bernhard, celui-ci soit passé à la sienne propre, où s'accumulent les citations de Montaigne sur la nécessité de cette clarification. Perturbation disait déjà : « Nous nous sommes livrés aux ténèbres en tant qu'à une science. » Corrections se présente à son tour comme la mise en ordre de la folie, qui ne peut être elle-même que folie. Le résultat en est la[...]
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Écrit par
- Claude PORCELL : ancien élève de l'École normale supérieure, agrégé d'allemand, maître de conférences de littérature allemande à l'université de Paris-Sorbonne
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