CORRESPONDANCE DE HANNAH ARENDT
Autant la réception de Hannah Arendt en France a été tardive, hésitante, voire rétive, autant la reconnaissance de sa stature de penseur du politique et de philosophe va bon train. La publication, en 1995 et 1996 respectivement, de sa correspondance avec deux de ses amis les plus proches – le philosophe Karl Jaspers et l'écrivain Mary McCarthy – témoignait de cet intérêt croissant. Mais il faut aussi mentionner un essai tentant d'élucider ses relations avec Martin Heidegger, divers inédits sur la politique et la morale, ainsi que la multiplication des travaux universitaires consacrés à l'auteur des Origines du totalitarisme. Simultanément, on assistait à un élargissement de son public et à son « institutionnalisation » universitaire.
La correspondance de Hannah Arendt ne dévoile aucun pan « secret » de sa personnalité ou de sa réflexion. Mais elle met en scène avec une extrême vigueur la permanence de son souci fondamental : celui des fondements du politique, des conditions de possibilité de l'action politique dans le présent. Les lettres échangées avec Karl Jaspers, conscience philosophique de l'Allemagne posthitlérienne, exposent au fil de situations changeantes la persévérance du va-et-vient arendtien entre philosophie et politique, travail d’évaluation de ce qui tisse l'actualité du temps, du « siècle » : d’abord le legs totalitaire, l'échec d'une restauration fondée sur l'élision de la responsabilité collective des Allemands ; mais aussi bien les apories d'une refondation nationale et étatique de l'identité juive par-delà la catastrophe – évidentes, notamment, lors du procès à Jérusalem d'Adolf Eichmann. Ce dialogue dense entre la réfugiée devenue une autorité intellectuelle aux États-Unis et le philosophe expatrié à Bâle se trouve constamment placé sous le signe de la formule chère à Jaspers : « Ne pas succomber au passé ou au futur. Il importe d'être entièrement présent au présent » (ganz gegenwärtig). Le vieux maître et son ancienne élève s'y interrogent opiniâtrement sur les conditions de l'appartenance au monde et de l'être en commun – condition primordiale de l'action politique – dans une configuration sinistrée par les épreuves totalitaires. L'un et l'autre sont des rescapés, mais chacun dans un sens si radicalement différent qu'en découle cette tension qui, constamment, vivifie l'échange entre l'héritier de la culpabilité allemande et la « jeune fille étrangère » partagée entre son être-juif et son souci du « monde », communauté temporelle des hommes.
La correspondance avec Mary McCarthy trouve son centre de gravité dans l'évaluation critique, le plus souvent pessimiste, des potentialités de la démocratie américaine et des facteurs de crise qui la minent. La chasse aux sorcières pendant la guerre froide, les dangers d'une confrontation militaire entre les États-Unis et l'Union soviétique, les espoirs suscités par l'élection de John Kennedy, les impasses de l'intervention américaine au Vietnam sont déchiffrés, jugés, à l'aune du discours des fondateurs de la démocratie américaine et constamment mis en rapport avec l'héritage des désastres totalitaires. En découle une critique impitoyable des nombreux intellectuels prompts à adopter le prêt-à-penser du « monde libre », le point de vue de la masse ou celui de l'autorité instituée, au risque de redonner vigueur aux schémas totalitaires (le maccarthysme, les bombardements sur le Nord-Vietnam, le Watergate...).
Au fond, au-delà de la diversité des centres d'intérêt et des questions en débat, c'est un même enjeu qui traverse ces deux correspondances : celui des conditions d'exercice de la citoyenneté intellectuelle dans le paysage d'après le désastre,[...]
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Écrit par
- Alain BROSSAT : maître de conférences en philosophie, université de Paris-VIII
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