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CORTO MALTESE. SOUS LE SOLEIL DE MINUIT (J.D. Canales et R. Pellejero)

La loi des séries

L’événement culturel que constitue la publication de l’album Sous le soleil de minuit ne réside finalement pas tant dans le contenu de l’album lui-même que dans la récupération de Corto Maltese par le système éditorial propre à la bande dessinée, largement fondé sur des « séries », où un héros passe d’un dessinateur à un autre, survit à son créateur et connaît des aventures sans fin. Le phénomène n’est pas nouveau (rien de nouveau sous le soleil de minuit), il remonte aux origines de ce mode d’expression, et a pris une telle ampleur qu’aujourd’hui la plupart des plus grosses ventes d’albums (Astérix, Blake et Mortimer, XIII...) reposent sur des personnages qui ne sont plus – et parfois depuis plusieurs décennies – aux mains de leurs auteurs d’origine. Insensiblement, certains éditeurs essaient de transformer leurs grandes séries en marques commerciales, ce qui aurait pour avantage, à leurs yeux, de faire d’eux les propriétaires d’œuvres qui, outre qu’elles ne seraient pas liées indissolublement à des auteurs, ne risqueraient pas de tomber un jour dans le domaine public.

Plus que les éditeurs, ce sont cependant les lecteurs qui décideront de l’avenir de ces séries. Le succès qu’elles rencontrent auprès d’un lectorat en grande partie adulte est parfois interprété comme un signe de régression infantile. Dans un monde perçu comme de plus en plus instable et complexe, la fréquentation continue d’une série découverte dans l’enfance rassurerait certains lecteurs : des personnages peuvent devenir les compagnons fidèles de toute une vie. Comme l’a écrit Francis Lacassin, « Les Républiques passent, les Pieds Nickelés restent ».

On peut aussi se demander si ces séries, toujours recommencées, ne seraient pas les formes contemporaines des mythes littéraires : comme eux, elles traversent le temps, et une succession d’auteurs en donne son interprétation, dans laquelle le héros, par rapport aux versions précédentes, n’est « ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre ». Là est bien sûr le nœud du problème : dans quelle mesure la série doit-elle, pour ne pas décevoir, rester fidèle à son modèle d’origine, mais aussi évoluer pour séduire des lecteurs plus jeunes, indispensables à sa survie à long terme ? Spirou et Alix (et d’autres séries, de façon moins brillante) ont surmonté la contradiction en proposant simultanément deux collections d’albums, l’une classique, dans l’esprit des épisodes anciens, l’autre résolument novatrice : dans Spirou et Fantasio par…, divers auteurs donnent une vision très inattendue des deux héros (notamment Émile Bravo, dans Le Journal d’un ingénu) ; dans Alix Senator, Thierry Démarez (pour les dessins) et Valérie Mangin (pour le scénario) vieillissent de quarante ans le jeune Gallo-Romain créé par Jacques Martin.

La notion de « série » en tant que juxtaposition d’épisodes de même nature avait déjà été mise à mal par de grands auteurs eux-mêmes, comme Hergé ou Pratt, ce qui est une réponse aux détracteurs de Sous le soleil de minuit. Dans Tintin, il n’y a rien de commun entre Le Lotus Bleu (aventure exotique avec un arrière-plan historique), On a marché sur la Lune (récit d’anticipation) et Les Bijoux de la Castafiore (comédie de situation fondée sur les brouillages de la communication). Avec CortoMaltese, le lecteur passe peu à peu de l’aventure maritime (La Ballade de la mer salée) au récit onirique, ironique et référentiel (Mū). Tintin et CortoMaltese sont des « fausses séries ». Leur cohérence est ailleurs, dans l’évolution de l’univers intérieur de leur créateur : Hergé et Pratt n’imitaient pas, ne se répétaient pas, ils étaient des artistes.

— Dominique PETITFAUX

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