COURRIER DADA, Raoul Hausmann Fiche de lecture
Le 24 juin 1946, Raoul Hausmann (1886-1971) écrivait à son vieux compagnon de route Kurt Schwitters : « Je vais écrire une histoire de Dada en Allemagne. Il faut en finir avec tous les mensonges de Tzara, qu'il était le seul inventeur de Dada, de Ernst (Max) qu'il était l'inventeur du photomontage et ainsi de suite. » Courrier Dada, le recueil publié par Hausmann en 1958 à Paris, en langue française, devait initialement s'intituler Courrier dada à une jeune femme d'aujourd'hui, dix et une lettres. La forme épistolaire est ici mise au service d'une démarche rétrospective d'élucidation et de justification. Le « dadasophe » Raoul Hausmann, réfugié dans le Limousin depuis 1939, fait alors face à une réelle difficulté de reconnaissance. À l'isolement géographique s'ajoutent les anciennes rivalités entre la scène parisienne de Dada, dominée par Tristan Tzara et Francis Picabia, et l'activisme plus politisé qui mobilisait le Club Dada, fondé à Berlin par Richard Huelsenbeck, Johannes Baader et Hausmann. Celles-ci sont ravivées par le relais de l'historiographie américaine de l'art moderne. Dans ses deux ouvrages majeurs publiés à New York au Museum of Modern Art en 1935, Cubism and Abstract Art et Fantastic Art, Dada, Surrealism, Alfred Barr Jr. accorde en effet la part belle au dialogue franco-américain qui, dès les années 1910, avait constitué l'une des souches de l'esprit Dada, et cela au détriment de sa filiation germanique initiée par Hugo Ball au Cabaret Voltaire ouvert à Zurich en 1916.
C'est en vain qu'en 1940 Hausmann avait envoyé au directeur du MoMA ses propres œuvres, avec l'espoir de trouver sa place dans cette historiographie bâtie outre-Atlantique. Une décennie plus tard, la préparation de l'anthologie de Robert Motherwell, The Dada Painters and Poets (New York, 1951), avait encore fait l'objet d'une vive polémique entre Tzara et Huelsenbeck, à propos de l'origine du mot Dada. C'est donc dans l'actualité de ces débats que naît le projet de Courrier Dada : une compilation de textes historiques, enrichis de commentaires et de récits par Hausmann. L'artiste dévoile ainsi la nature singulière de sa contribution à Dada, où le militantisme politique le dispute à une vision profondément poétique de l'universalité. Puisant dans l'expressionnisme et le futurisme, le discours que tient Hausmann mène, au-delà des querelles d'école, jusqu'au credo artistique de la « sensorialité excentrique » : l'immersion sensorielle de l'individu dans le monde technologique.
Une mise au point rétrospective
Courrier Dada présente une dizaine de textes historiques (en majeure partie des manifestes d'Hausmann), précédés d'une introduction et d'un épilogue, auxquels l'auteur prend soin de joindre une biographie et une bibliographie personnelles. Dans cette compilation subjective, c'est le commentaire critique qui sert de liant avec pour leitmotiv le « miroir » que le dadaïsme berlinois tend à son homologue parisien. La question politique, abordée dès les premiers textes, ancre d'emblée le discours dans le point de vue germanique. « Faire table rase, c'est bien, mais il faut savoir le remplacer par quelque chose de plus fort », soutient l'artiste, en opposition au nihilisme stérile qu'il perçoit dans les tendances parisiennes du mouvement. Et d'ironiser sur l'engouement freudien affiché par le surréalisme, alors que le dadaïsme germanique faisait des théories psychanalytiques, dès les années 1910, l'un des ferments de la subversion sociale.
D'autres critiques internes, essentielles à l'histoire du dadaïsme, ponctuent l'ouvrage. À propos de l'origine mythique du mot « Dada » – son choix « fortuit » parmi les pages d'un dictionnaire français-allemand[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Marcella LISTA : docteur en histoire de l'art, responsable de programmation au musée du Louvre
Classification