COURS DE LITTÉRATURE ANGLAISE (J. L. Borges)
Au lendemain de la chute de Juan Domingo Perón, en 1955, Jorge Luis Borges, qui avait été ouvertement ostracisé par le pouvoir, est nommé directeur de la Bibliothèque nationale. Quelques mois plus tard, il obtient la chaire de littérature anglaise et nord-américaine à l'université de Buenos Aires, poste qu'il occupera, hors quelques interruptions, pendant une douzaine d'années avec un plaisir évident et un succès croissant, malgré ses problèmes de cécité et grâce à une somme infinie de lectures parfaitement mémorisées. Au prix d'un labeur de bénédictin, deux chercheurs argentins, Martín Arias et Martín Hadis, sont parvenus à reconstituer le Cours de littérature anglaise donné par Borges, du 14 octobre au 14 décembre 1966, en s'appuyant sur des enregistrements de ce cours effectués par des étudiants (traduction et Préface par Michel Lafon, Seuil, Paris, 2006). Sans amoindrir la spontanéité et l'oralité du discours de Borges, ils ont rétabli certaines citations dont la transcription était illisible, mais ils ont gardé les répétitions, les oublis (Borges reconnaît qu'il n'a pas la mémoire des dates, bien qu'il en cite beaucoup) ou les reproductions erronées de textes originaux, que l'écrivain argentin jugeait d'ailleurs révélatrices d'une lecture particulière, au même titre, par exemple, qu'un lapsus. Ils ont également préservé l'humour dont Borges émaille ses interventions, ainsi que ses « doutes » périodiques quant à telle ou telle interprétation d'une œuvre.
L'approche de Jorge Luis Borges se veut globale, depuis les plus anciens poèmes épiques, comme Beowulf – dont une comparaison avec l'Iliade et l'Odyssée tend à montrer qu'il n'est pas le poème « du sang et de la guerre », mais celui de la convivialité, de l'éloquence, de la courtoisie –, jusqu'aux écrivains du xxe siècle. L'étude se veut panoramique mais non exhaustive, dans la mesure où, après un commentaire consacré aux « textes premiers », Borges fait un saut dans le temps, depuis la bataille d'Hastings en 1066, qui marque pour lui la latinisation de la langue anglaise, jusqu'au xviiie siècle, en passant par-dessus Milton ou Shakespeare, relativement peu cités, mais en se livrant à d'innombrables digressions destinées à universaliser cette littérature et cette culture anglo-saxonnes : régulièrement, Dante, Hugo, Virgile, Cervantès, Homère, Walt Whitman, Ezra Pound, Leopoldo Lugones, Alfonso Reyes font irruption dans son discours. À plusieurs reprises, il manifeste son intérêt pour certains écrivains « quasiment oubliés », comme le poète James Mac Pherson, ou « obscurs » et « amateurs de l'ambiguïté », comme Robert Browning.
Comme Henry James dans les dernières années du xixe siècle, Borges cherche à saisir « l'esprit anglais », où se mêleraient l'individualisme en rapport avec l'insularité de l'Angleterre, « les vieux idéaux germaniques, le courage et la loyauté », une double attirance, apparemment contradictoire, pour la solitude et les plaisirs de la conversation. C'est pourquoi, chaque fois qu'il aborde un écrivain, il en donne une biographie plus ou moins brève, tout en considérant, comme il le précise à propos de William Blake, que « les épisodes de sa vie ont moins d'importance que ce qu'il a rêvé ou ce qu'il a vu ». Il reviendra d'ailleurs à plusieurs reprises sur « la tradition littéraire qui semble liée à l'Angleterre : celle de versifier dans ses rêves ». Comme James, il est fasciné par un pays saturé d'histoire, de références littéraires et picturales, et ce n'est pas un hasard si, parmi les écrivains qu'il choisit d'étudier, il s'étend longuement sur deux d'entre eux qui ont mené de front une carrière littéraire et des activités dans le domaine des arts[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Claude FELL : professeur émérite à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
Classification
Média