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CRÉATION LITTÉRAIRE

Les filles de mémoire

La troisième fonction, ou le troisième impératif, de la création littéraire est en effet d'arracher quelque chose d'humain, vécu et écrit par l'homme, aux usures du temps et à la pourriture de la mort. Bien des critiques (G. Poulet, Études sur le temps humain ; J. Pouillon, Temps et roman) se sont penchés sur les singularités de ce « temps » de l'œuvre d'art et de la littérature, qui échappe non seulement au « temps des horloges », dont parlait Bergson, mais aussi à la « durée concrète » qui ronge l'âme au plus profond.

Les structures de l'imaginaire humain, pourtant contradictoires, ont cette fonction commune, qui les hausse au rang de prouesse chevaleresque, de dresser « l'honneur des poètes » contre le temps mortel (G. Durand, Les Structures anthropologiques de l'imaginaire). De même que la création du poète transforme les lieux indifférents en topoi porteurs d'un sens, et l'insignifiance – « tremblante sur les échasses du temps », comme dit Proust – des personnes en personae, de même tout acte littéraire transmue chronos en kairos, c'est-à-dire en instants et en séquences d'instants instauratifs d'un sens. L'écriture, qui permet la lecture et la relecture, place le créateur et son œuvre dans une temporalité qui n'est plus celle des horloges, ni celle du morceau de sucre dans le verre d'eau. Comme le note Georges Poulet à propos de Gide, de Schwob ou de Rimbaud, « l'acte créateur du temps apparaît comme mort du temps lui-même » (Études sur le temps humain) ; et Valéry n'écrit-il pas que le poème est refuge absolu, « objet dégagé du temps » ?

Et d'abord la répétition infinie de la lecture donne à toute littérature le trait même du mythe : à savoir la fameuse « redondance » des séquences et des mythèmes (les éléments constitutifs du mythe). D'où l'efficacité pour l'exégèse d'une méthode de lecture qui se veut « mythocritique » (G. Durand, Figures mythiques et visages de l'œuvre). On peut relire jusqu'à l'incantation l'invitation de Clélia à Fabrice : « Entre ici, ami de mon cœur... ». Les paroles passent, mais les écrits restent, et la moindre lettre d'un être cher, lorsqu'on la relit, fait accéder celui ou celle qui l'a écrite à une dignité d'être qui transcende tout Dasein. C'est une telle découverte qui fonde la quête proustienne du temps perdu et s'exprime dans les pages triomphantes du Temps retrouvé.

Chez Thomas Mann, c'est au sein de la description de la décadence et de la maladie que s'élabore ce que l'auteur appelle « un processus d'affinement », bien proche d'une procédure initiatique, qui débouche sur 1'« élection » du héros (M. Deguy, Le Monde de Thomas Mann). L'élection de la persona – et la leçon que peut en tirer le lecteur – se fait à travers la dégradation du temps, elle passe comme une promesse – la Promesse biblique qu'illustrera la grande tétralogie de Joseph et ses frères –, elle passe de Hanno Buddenbrook au Goethe de Lotte à Weimar, de Goethe à l'« élu » Grégoire, de Grégoire au dérisoire Kroll, pour culminer dans le personnage de Joseph et se confondre avec la Promesse abrahamique. Mieux, la procédure de redondance mythique est consciemment à l'œuvre chez l'écrivain, elle s'exprime par la relativité des commencements qu'évoque le jeune et aimable Joseph penché jusqu'au vertige sur le « puits insondable du passé ». La redondance atteint – comme chez Faulkner – les noms propres eux-mêmes : Abraham, l'homme venu d'Ur, que Joseph croit être le très proche aïeul de son propre père Jacob, l'homme d'Ur de la Bible, « n'était probablement pas celui qui avait[...]

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