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CRÉATION LITTÉRAIRE

Le grain des mots

La parenté que nous venons d'évoquer entre le temps du récit et celui de la musique, due à une similitude de moyens techniques qui investissent notre « durée concrète » ou, tout au moins, changent son rythme de désespoir, nous invite à examiner de plus près ce vecteur essentiel de la création qu'est l'écriture, c'est-à-dire le lexique, la phonétique, la grammaire et la rhétorique que met en jeu la composition littéraire.

Il est banal de répéter avec Hugo, après tant de poètes, qu'écrire c'est « mettre un bonnet rouge au vieux dictionnaire », tant il est vrai que le choix des mots dans la nécropole du lexique, hissant le mot dans un contexte nouveau, suscite des résonances nouvelles. Écrire, c'est recréer les mots, et Strigélius a beau grossièrement glaner dans son Larousse « soleil » et « cénotaphe », il n'en est pas moins vrai que la fusion des deux mots « soleil sur un cénotaphe » crée une synthèse nouvelle. Le Cimetière marin n'est plus tout à fait le cimetière du Larousse, « lieu où l'on enterre les morts », et la mer entrevue au loin, « toujours recommencée », gagne une dimension d'éternité qui lui restait étrangère (le thème de l'eau évoque plutôt des connotations héraclitéennes). Sans aller, comme le font Raymond Roussel ou les surréalistes, jusqu'à la manipulation gratuite des mots – qui, cependant, suscite elle-même un sens –, le mot, et sa mise en jeu par le phrasé de la syntaxe et l'artifice de la rhétorique, appelle non seulement un sens nouveau dans un nouveau contexte, mais suscite des harmoniques qui échappent quasiment à la littérature pour accéder à l'émotion musicale. Verlaine et La Fontaine excellent dans ce musicalisme ; mais aussi Bossuet par son phrasé cicéronien, ou Racine par le jeu des rimes et les césures de ses alexandrins... « La fille de Minos et de Pasiphaé » est déjà un pur thème de poème symphonique. Valéry nous dit explicitement que le désir d'écrire vient quelquefois d'un certain rythme obsédant qui précède la prise de sens, l'enracinement sémantique : la poésie naîtrait de la marche sinon de la danse. Sonorités et sémantismes se joignent pour susciter dans la création littéraire un discours neuf, car sur des « pensers nouveaux » ne peuvent se mettre des « vers antiques » et, inversement, tout renouvellement des mots crée une pensée et une sensibilité nouvelles. Le manifeste de Rimbaud – « les inventions d'inconnu réclament des formes nouvelles » – vaut pour tous les créateurs : l'émotion absolument unique de chaque poète comme de chaque romancier, irradie l'expression qu'ils utilisent d'un sens que le lexique ne soupçonnait pas. C'est d'ailleurs ainsi que Littré construit son fameux dictionnaire : à coups de citations qui marquent chaque fois des acceptions nouvelles et exigent que Grévisse soit le successeur de Littré. Chaque mot du lexique repris par le poète éclate en fusées de sonorités et de sens qui sont des créations. Si tout écrivain ne s'impose pas un rythme – la barre de mesure du musicien –, au moins se donne-t-il un style : le style c'est plus que l'homme, c'est le mouvement d'un désir qui dépasse l'homme. C'est ce mouvement d'écrire, et de lire, qui finalement organise le sens à partir des médiocres « mots de la tribu ». Sinon la littérature ne serait qu'une monotone répétition. La création littéraire est donc création de sens ; elle infuse dans les mots figés et dans les mécanismes syntaxiques un sang nouveau qui en métamorphose le sens.

Une langue naturelle n'existe pas de façon pré-établie comme un code programmé une fois pour toutes. Le dictionnaire, dans sa majesté, est un leurre : une langue existe d'abord par[...]

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