CRÉBILLON PROSPER (1674-1762) & CLAUDE PROSPER (1707-1777)
« Jamais la nature ne fit deux êtres plus voisins et plus dissemblables. » Le jugement est tranché, que Louis Sébastien Mercier, dans le Tableau de Paris, porte sur les deux Crébillon, père et fils, à la veille de la Révolution. Le premier aurait traité son fils du « plus mauvais de ses ouvrages » et le second confié à Mercier qu'il n'avait jamais pu achever la lecture des tragédies de son père. C'est que l'auteur tragique relève encore de l'esthétique classique, alors que le romancier choisit un genre libre où s'expérimentait un renouvellement de la littérature. Longtemps, on admira le grand Crébillon qui formait un quatuor avec Corneille, Racine et Voltaire, reléguant le fils dans les marges des Belles-Lettres, du côté des polissonneries et des livres dont on n'avoue qu'à mi-voix être l'auteur ou le lecteur. Le renversement de perspective est aujourd'hui accompli : plus personne ne lit ni ne joue le théâtre de celui qui est devenu Crébillon le père, tandis que l'auteur des Égarements du cœur et de l'esprit s'impose comme un des grands romanciers de son siècle et que ses dialogues sont de plus en plus fréquemment portés à la scène.
Crébillon père : le goût du tragique
Prosper Jolyot de Crébillon fut le grand rival de Voltaire : il triomphe avec quinze ans d'avance. Idoménée est applaudi en 1703, l'Œdipe de celui qui se met alors à signer Voltaire le sera en 1718. Si Voltaire entend renouveler le théâtre classique par la philosophie des Lumières, Crébillon prétend au même but en noircissant les sujets et en explorant les ressources de l'horreur. Atrée et Thyeste (1707) expose l'affreuse vengeance qu'Atrée tire de son frère Thyeste qui a séduit sa femme. Il sait que son fils est en fait celui de son frère. Après avoir poussé le jeune homme à frapper son père, il tue finalement le fils pour faire boire son sang à Thyeste qui n'a plus qu'à se suicider. Parricide, infanticide, fratricide, inceste, Crébillon charge à plaisir l'intrigue, aux limites de ce que peut clairement exprimer le français classique. Exclamations et interjections, apostrophes et invocations des dieux rythment le suspens tragique et décomposent l'alexandrin. Dans cette pièce, Crébillon a fixé son style. Électre (1708), Rhadamiste et Zénobie (1711), Sémiramis (1715), Pyrrhus (1726) et Catilina (1748) exploitent le même filon de haines familiales inexpiables qui conduisent à des violences consommées sur la scène. Rhadamiste tue son épouse et le père de celle-ci, il ne la retrouve pas moins, dix ans plus tard, bien vivante et il est frappé lui-même par un vengeur qui se révèle être son père. Passions et vengeances personnelles empêchent les enjeux politiques de transformer ces pièces en drames historiques, mais leurs outrances rappellent parfois en deçà des bienséances classiques le tragique antique ou élisabéthain. Le public français accueillit bien les pièces de Crébillon qui fut reçu à l'Académie française en 1731, mais, mal habitué à la présence directe de l'horreur, il s'en détourna bientôt. Ce théâtre n'est plus aujourd'hui qu'un objet de curiosité érudite.
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Écrit par
- Michel DELON : professeur de littérature française à l'université de Paris-IV-Sorbonne
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