CRITIQUE D'ART EN FRANCE AU XIXe SIÈCLE
« Partiale, passionnée, politique »
Savante, la critique a en effet pour but essentiel d'exprimer un engagement sur l'art vivant dont Baudelaire a résumé la force : une conception « partiale, passionnée, politique » répond seule à l'« à quoi bon ? » formulé au début du Salon de 1846. On a souvent opposé à cette pugnacité l'« empathie » de Gautier, qui souhaite comprendre plus que juger l'art de son temps. Mais comme l'a montré une exposition au musée d'Orsay à Paris (La Critique en liberté, 1997), cette « bosse de l'approbativité », selon le mot de sa fille Judith, est chez Gautier relative. Et, pour la plupart des critiques, le jugement esthétique s'apparente en effet à un combat : chez Émile Zola (1840-1902), le recueil de seize articles de « Causeries littéraires et artistiques », paru en 1866 sous le titre Mes Haines, a déjà le ton du J'accuse de 1898.
L'engagement est sollicité par l'émergence, aux Salons, de tendances nouvelles qui pimentent les chroniques. La présence de la peinture anglaise en 1824, avec la Charrette de foin de Constable, l'apparition de la sculpture romantique autour de 1830, le prétendu renouveau de la peinture d'histoire avec les commandes pour les galeries de Versailles ouvertes en 1837, la découverte d'un courant néo-grec avec le Combat de coqs de Gérôme en 1847 sont autant d'occasions pour susciter le débat. Mais des questions plus fondamentales viennent aussi l'agiter, parfois pendant plusieurs années, comme celles du réalisme autour de 1850 ou de l'impressionnisme après 1870. Au sein de ces affrontements, l'exemple moins spectaculaire de l'opposition entre Ingres et Delacroix n'est pas qu'une vision traditionnelle de manuel d'histoire de l'art. Elle semble, confortée par l' Exposition universelle de 1855, cristalliser les antagonismes entre dessinateurs et coloristes au milieu du siècle. Il est rare qu'à l'exemple des frères Goncourt on soit à la fois hostile aux deux maîtres, reprochant à Delacroix ses « grandes machines épileptiques » et à Ingres ses « portraits morts ». Théophile Thoré, développant le culte de la nature, refuse aussi chez Ingres cette absence de vie, sensible dans la Grande Odalisque(1814, musée du Louvre) : « Cela ne ressemble point au velouté de la chair vivante. Le dessous des pieds est comme une vessie pleine ; l'oreille est trop haute, comme dans l'Œdipe ; les cheveux sont vert d'eau... » Il rejoint Baudelaire qui, reconnaissant à Ingres la qualité de ses portraits de femmes et même ses talents de coloriste, loue dans l'essai de 1863, L'Œuvre et la vie d'Eugène Delacroix, la rapidité d'exécution, la science du dessin et de la couleur, la réflexion ambitieuse nourrie d'érudition, la suprématie de l'imagination, la recherche enfin de l'idéal qui aboutit au surnaturalisme : « intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l'infini ». Autour de l'affrontement de ces deux maîtres est construit le compte rendu de l'Exposition universelle de 1855, isolant deux pôles contradictoires de la peinture occidentale, appelés à faire naître les développements essentiels de l'avenir.
Car la question fondamentale reste bien celle de la nouveauté, de l'accord d'une œuvre avec l'expression de son temps. Si Étienne Jean Delécluze (1781-1863), surnommé pour sa longévité le « Nestor artistique », n'a cessé de soutenir dans le Journal des débats l'idéal néo-classique hérité de Winckelmann, puis de David, dont il fut l'élève, la « modernité » est au cœur du débat esthétique. Stendhal, pourtant peu téméraire dans ses choix, la recherche dès le Salon de 1824 : « Et que me fait à moi le bas-relief antique ? Tâchons de faire de la bonne peinture moderne.[...]
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Écrit par
- Christine PELTRE : professeur d'histoire de l'art contemporain à l'université des sciences humaines de Strasbourg
Classification
Médias