CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER, Emmanuel Kant Fiche de lecture
La Critique de la faculté de juger (Kritik der Urteilskraft, 1790) est la troisième et dernière des Critiques d'Emmanuel Kant (1724-1804). Elle vient après la Critique de la raison pure (1781) et la Critique de la raison pratique (1786). Il ne s'agit pas tant d'ajouter au domaine des sciences exactes puis à celui d'une science des mœurs ce qui manquait encore à sa philosophie comme entreprise de refondation de la totalité des savoirs (le domaine de l'art) – que d'aller jusqu'au terme de la « révolution copernicienne » effectuée par la pensée critique : celle-ci, centrée sur les facultés du sujet, aboutit au constat d'un abîme entre la faculté de connaître et la faculté de désirer – alors même que la morale s'éprouve dans l'expérience, donc dans le monde sensible. Reste à penser par conséquent entre les deux « domaines » : la « nature » et la « liberté ». Avec la faculté de juger apparaît le concept de finalité, qui permet enfin cette articulation. Dès lors la dernière Critique se développe dans deux directions : esthétique (autour du jugement de goût), comme il était prévisible ; et téléologique, à partir de ce que Kant désigne comme « finalité objective de la nature ».
Le beau et le sublime
La connaissance ne consiste pas seulement à produire des concepts : il faut encore pouvoir les mettre en relation avec des objets donnés. D'où le rôle déterminant de la faculté de juger, déjà exposé dans la Critique de la raison pure : soumettre le cas à la règle, « subsumer le particulier sous l'universel ». Mais le jugement ne fait pas que s'exercer au service de l'entendement, il procède aussi selon ses principes propres : Kant parle alors de la faculté de juger « réfléchissante » (et non plus « déterminante »), lorsqu'elle produit à elle-même sa propre loi. Tel est précisément ce dont nous faisons l'expérience dans le jugement esthétique. La beauté d'un objet n'a rien à voir avec « l'intérêt spéculatif » ; elle peut s'analyser comme la mise en rapport d'une forme donnée avec une représentation idéale (rapport dit de finalité), librement produite par l'imagination. Le « sentiment » esthétique sanctionne par le plaisir l'accord entre la perception et la représentation – c'est-à-dire l'harmonie entre l'entendement et l'imagination. Ce sentiment n'a donc rien à voir non plus avec un « intérêt pratique » : ce n'est pas une sensation liée à la satisfaction d'un désir (comme l'acte de manger). Aussi le beau est-il d'abord défini dans la Critique de la faculté de juger comme « sentiment de satisfaction désintéressée », « finalité sans fin ».
L'esthétique kantienne, très technique dans son expression, n'en a pas moins reçu un considérable écho : c'est que la pensée critique offre une reformulation en profondeur des grandes questions du temps. Ainsi du sublime, qui dans le goût des Lumières avait progressivement supplanté le beau. Comment expliquer l'alliance paradoxale du plaisir, caractéristique du sentiment esthétique, et de ce qu'Edmund Burke, dans sa Recherche philosophique (1re éd. 1757), appelait le « terrible » ? « L'étonnement qui confine à l'effroi, l'horreur et le frisson sacré qui saisissent le spectateur à la vue de masses montagneuses s'élevant jusqu'au ciel, de gorges profondes où se déchaînent des torrents, de solitudes plongées dans l'ombre et invitant à la méditation mélancolique, etc., ne provoquent pas véritablement la peur chez le spectateur puisqu'il se sait en sécurité ». Mais, alors que le beau réalise l'harmonie des facultés, le sublime, défi par l'informe, l'in-fini, à l'imagination, révèle en elle (paragr. 29) « le pouvoir d'affirmer notre indépendance par[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- François TRÉMOLIÈRES : professeur de littérature française du XVIIe siècle, université Rennes-2
Classification
Autres références
-
ART (Aspects esthétiques) - Le beau
- Écrit par Yves MICHAUD
- 5 576 mots
- 6 médias
Ces conceptions permettent de relativiser l'analyse kantienne de la Critique de la faculté de juger (1790), souvent prise pour le premier et le dernier mot sur la beauté. Kant (1724-1804) prend acte de la « sentimentalisation » de la beauté, qui s'est lentement produite au cours du ... -
ART (notions de base)
- Écrit par Philippe GRANAROLO
- 3 282 mots
Dans sa troisième Critique, la Critique de la faculté de juger (1790), Kant part à la recherche des caractéristiques du jugement esthétique. Qu’est-ce que le spectateur (ou l’auditeur s’il s’agit de musique) a présent à l’esprit quand il affirme que ce qu’il voit ou entend est « beau » ? En premier... -
BEAU ET LAID (philosophie)
- Écrit par Olivier TINLAND
- 1 417 mots
La dichotomie du beau et du laid trouve en philosophie son illustration première dans la figure de Socrate, personnage énigmatique et contradictoire aux yeux de ses contemporains fascinés par la beauté des formes corporelles et artistiques : Socrate, en effet, est à la fois celui qui a la plus belle...
-
SUBLIME, littérature
- Écrit par François TRÉMOLIÈRES
- 1 344 mots
...tour dans le Salon de 1767 à propos de Joseph Vernet) et qui rejoint en effet une longue tradition sur les paradoxes de l'émotion esthétique. Emmanuel Kant, dans la Critique de la faculté de juger (1790), proposera une élaboration de cette distinction qui marque l'aboutissement de sa propre...