CRITIQUE LITTÉRAIRE
Les modèles « gnostiques » ou indéterminés
Faut-il ajouter un quatrième paradigme pour réunir certaines manières de la critique littéraire contemporaine ? Les trois précédents – explicatif, interprétatif, analytique – relèvent de conceptions du sujet et du langage – positiviste, phénoménologique, structurale – après lesquelles on n'a rien inventé. Toutefois, le modèle textuel ne se situe pas sur le même plan que les autres : il s'intéresse moins aux textes réels qu'au système des textes possibles. La textualité, refusant l'histoire et l'herméneutique, a voulu se garder d'expliquer et d'interpréter : mais on ne peut pas s'en empêcher. Or la textualité entraîne un indéterminisme absolu de l'explication et de l'interprétation. Cet indéterminisme réagit contre le paradigme textuel comme le post-structuralisme (à la fois néo-structuralisme et antistructuralisme) contre le structuralisme : il le porte à ses limites et, ce faisant, le renverse.
On peut aussi rendre compte de l'émergence de modèles critiques indéterministes à partir de l' herméneutique. La philologie jugeait possible (et nécessaire et suffisante) la reconstruction du contexte historique de l'œuvre ; la phénoménologie supposait que le trajet de la précompréhension à l'explicitation pouvait être reparcouru en sens inverse par l'interprète sympathique. Le cercle herméneutique, de Schleiermacher à Dilthey et Husserl, permettait de passer du présent au passé, ou de l'œuvre à la conscience. Mais, avec la philosophie de Heidegger, le cercle herméneutique est devenu vicieux : l'interprète est enfermé dans son propre horizon de précompréhension, sans espoir d'en sortir. Aucune communication n'a plus lieu entre des contextes historiques séparés. Le cercle herméneutique s'est transformé par étapes en une prison « gnostique » où chaque existence historique est réduite à elle-même sans jamais rencontrer l'autre.
La critique indéterministe doit enfin beaucoup à Nietzsche, qui réduisait le langage à la rhétorique, ou plutôt à sa rhétoricité inintentionnelle, et la vérité au jeu des figures et des tropes. Dans la lignée nietzschéenne revivifiée par le poststructuralisme français, le langage n'a plus de relation avec la réalité, le signe avec le référent : le monde est un texte. Le point d'application de la critique se déplace de la production à la réception des textes, car leur sens est tenu pour indéterminé : nous leur en imposons, qu'ils ne possèdent pas par eux-mêmes. Aucune signification n'est ni fixe ni stable ; il n'existe pas de sens unique, final et vrai. Aussi l' interprétation devient-elle totalement libre. L'indéterminisme poststructuraliste et l'herméneutique post-heideggérienne se rejoignent dans un nihilisme critique adopté par quelques professeurs américains, pour lesquels toute interprétation est misinterpretation, contresens ou malentendu. Du coup, il n'y a plus de différence non plus entre critique et littérature ; pour Harold Bloom, toute critique est littérature.
L'esthétique de la réception
L'esthétique de la réception apparaît comme un compromis entre l'histoire littéraire et la philosophie herméneutique. À la question « comment faire encore de l'histoire littéraire après Heidegger ? », elle répond en mettant l'accent sur le lecteur, sur la relation du texte et du lecteur, sur le procès de la lecture.
Son point de départ remonte à Husserl et à l'idée d'une conscience dans la lecture. Le critique allemand Wolfgang Iser s'appuie sur l'esthétique phénoménologique de Roman Ingarden, faisant du texte une structure potentielle que le lecteur concrétise : celui-ci met le texte en rapport avec des normes ou des valeurs extralittéraires, par l'intermédiaire[...]
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Écrit par
- Marc CERISUELO : professeur d'études cinématographiques et d'esthétique à l'université de Paris-Est-Marne-la-Vallée
- Antoine COMPAGNON : docteur ès lettres, professeur à l'université Columbia, États-Unis
Classification
Médias
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