CROYANCE
Le parcours complexe qui sera ici suivi présente, pour un regard de survol, un certain nombre de grandes articulations.
La première concerne le passage du langage ordinaire au langage philosophique : pour la langue courante, le mot est surtout pris au pluriel ; ainsi parle-t-on des croyances de tel peuple ou de tel groupe, des croyances populaires. La transition vers la philosophie est indiquée par le sens fort que le mot prend au singulier lorsqu'il désigne une sorte d'action, l'action de croire ; prise en ce sens, la croyance désigne une attitude mentale d'acceptation ou d'assentiment, un sentiment de persuasion, de conviction intime. Au sortir du langage ordinaire, nous rencontrons une bifurcation dans laquelle nous ne nous engagerons pas, celle des sciences humaines ; celles-ci s'intéressent à la croyance du point de vue des motivations individuelles et des conditions sociales. Ce n'est pas le point de vue du philosophe qui s'attache à un trait remarquable de la croyance, à savoir qu'elle s'adresse à des propositions ou énoncés qui sont tenus pour vrais. Cette persuasion de la vérité, attachée à des énonciations, fait le problème philosophique de la croyance.
Ayant ainsi laissé derrière nous le langage ordinaire, laissé de côté la bifurcation des sciences humaines, nous élaborerons pour elle-même l'énigme du tenir-pour-vrai. Nous y serons aidé par le jeu des synonymes qui exhibent en quelque sorte (c'est-à-dire placent et montrent à l'extérieur) les variations de sens du vocable lui-même. Au premier rang de ces synonymes se tiennent les mots opinion et foi. Cette proximité n'est pas fortuite ; elle est imposée par les contextes successifs qui ont institué le jeu réglé des acceptions du mot croyance. Le contexte initial, pour une investigation philosophique, est le contexte grec de la doxa, mot que l'on a traduit par opinion. Une première problématique se noue ainsi à partir de l'opposition opinion-science.
La mise en série des contextes philosophiques conduit en gros de la croyance-opinion à la croyance-foi. La première étape est marquée par le passage de l'opinion à l'opiner ; le verbe fait en effet apparaître une nouvelle affinité de sens : opiner, c'est juger. Cette acception nouvelle est mise en valeur dans les contextes stoïcien et cartésien ; la croyance s'enrichit ainsi d'une signification remarquable qui l'éloigne de l'acception péjorative de l'apparence ou de l'illusion et la rapproche de l'acception laudative de l'affirmation, entendue comme pouvoir souverain du oui et du non.
Ainsi rabattue sur le pôle subjectif de l'assentiment, la croyance devient le belief de la philosophie anglaise, lequel noue un nouveau pacte avec le probabilisme et le scepticisme ; la crise du concept de vérité est ainsi ouverte ; Kant tentera de la résoudre en dissociant fermement les conditions purement subjectives du tenir-pour-vrai des conditions objectives du savoir véritable. Ce discernement critique, opéré par Kant, entre croire et savoir, est proprement le point tournant de toute l'analyse du concept de croyance.
Mais le même discernement critique, qui disjoint croire et savoir, libère l'espace pour un usage positif du concept de croyance, celui que désigne le second synonyme principal : la foi. À vrai dire, l'usage kantien et post-kantien du mot Glauben, que nous traduisons par croyance ou par foi, se rapporte à une signification ancienne du mot, sa signification juive et chrétienne, que la philosophie d'origine grecque a sans cesse côtoyée ; c'est seulement lorsque la philosophie critique, issue de Kant, tentera d'élaborer sur son propre terrain une critique de la religion que les significations du mot foi entreront dans le champ philosophique du mot croyance. Nous conduirons l'explicitation de la croyance-foi[...]
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Écrit par
- Paul RICŒUR : professeur émérite à l'université de Paris-X, professeur à l'université de Chicago
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