CROYANCE
La « doxa » des Grecs : croyance et opinion
C'est donc de la doxa des Grecs qu'il faut partir, de son sens majeur d'opinion et de son sens mineur d'opiner. Là est la source de la double évaluation philosophique de la croyance (nous dirons désormais : croyance-opinion et opiner-juger). Dès le Poème de Parménide, dont il ne nous reste que des fragments, l'opinion est mise en jugement et condamnée : elle est comme le contre-pôle « du cœur sans tremblement de la Vérité » (Fragments, I, 29). Quant aux opinions des mortels, « en elles on ne peut se fier à rien de vrai » (I, 30). La Vérité, c'est « le chemin auquel se fier » ; l'autre voie de recherche, la seule qui soit à concevoir, n'est qu'« un sentier où ne se trouve absolument rien à quoi se fier » (II). D'un côté, donc, science, Vérité, être – car ce qui est et ce qui est à penser sont une seule et même chose ; de l'autre, opinion, erreur, non-être. Et pourtant, dès le Poème de Parménide, le philosophe est contraint d'enseigner aussi les « opinions des mortels » – ce qu'ils ont en vue et ce qui se montre (tout cela est contenu dans le participe dokounta qui correspond au substantif doxa) ; du moins célébrera-t-il celles des opinions qui, par leur relative stabilité, sont dignes d'être reçues.
Cette équivoque, qui n'a cessé d'intriguer les commentateurs, s'amplifie dans la philosophie platonicienne qui domine notre problème : le règne de la vérité s'appuie sur un modèle mathématique de nécessité, d'immutabilité, d'inconditionnalité, tandis que le règne de l'opinion s'identifie à l'ordre du contingent, du variable, du conditionné. Mais, pas plus chez Platon que chez Parménide, la condamnation de la doxa ne reste sans contrepartie ; dans la hiérarchie des degrés du savoir, l'« opinion droite » tient la place du milieu, de l'intermédiaire, entre l'ignorance (ou la sensation) et la science véritable ; dans cette position intermédiaire, la doxa n'est pas seulement un degré de transition, elle représente une activité de l'âme qui, à travers l'« embarras », et la « recherche », et par le moyen du « discours », « s'applique seule et directement à l'étude des êtres » (Théétète, 187 a). Or cet acte – que Platon appelle doxazein, verbe formé sur doxa – signifie opiner, au sens de juger, et n'est plus défini simplement comme un degré inférieur de savoir et d'être ; c'est plutôt un terme neutre, qui implique qu'il y a opinion vraie ou fausse ; car la définition de l'opinion est maintenant prise du côté de l'opération, de l'activité de l'âme, et non plus du contenu ; de ce point de vue, la science elle-même est « opinion vraie » (ibid., 187 b) ; autrement dit, opinion vraie, opinion fausse sont jugement vrai et jugement faux. On arrive ainsi à la définition fameuse : « Un discours que l'âme se tient tout au long à elle-même sur les objets qu'elle examine [...], c'est ainsi que je me figure l'âme en son acte de penser ; ce n'est pas autre chose, pour elle, que dialoguer, s'adresser à elle-même les questions et les réponses, passant de l'affirmation à la négation, quand elle a, dans un mouvement plus ou moins lent, soit même dans un élan plus rapide, défini son arrêt, que, dès lors, elle demeure constante dans son affirmation et ne doute plus, c'est là ce que nous posons être, chez elle, opinion[doxa] » (ibid., 189 e-190 a). Deux problématiques désormais s'entrecroisent : l'une, plus ontologique, qui oppose science et opinion, comme être et apparaître, l'autre plus psychologique, qui place l'opinion entre l'ignorance et la science, comme le mouvement même de chercher, d'apprendre, d'arrêter[...]
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Écrit par
- Paul RICŒUR : professeur émérite à l'université de Paris-X, professeur à l'université de Chicago
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