Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

CUBISME

Article modifié le

Le cubisme synthétique

Vers le milieu de 1912, l'œuvre de Braque et de Picasso adopte un style nouveau, synthétisation de la forme, du plan et de la couleur. Le thème, quel que soit son rapport avec des objets ou des personnes, est emprunté au monde des concepts plutôt qu'à celui des apparences naturelles, de sorte que la méthode du cubisme analytique se trouve, pour ainsi dire, renversée. Le passage du cubisme analytique au cubisme synthétique est lié à la découverte, au cours des années précédentes, de techniques nouvelles et à l'utilisation de plus en plus large qu'en firent les deux artistes. L'exploration de toutes les possibilités des techniques tridimensionnelles aboutit à l'invention des « constructions ». Cette forme neuve eut une influence profonde et ramifiée sur l'ensemble de l'art moderne (qu'on retrouve dans les constructions suspendues du constructivisme russe, les ready-madede Dada et l'« objet trouvé » du surréalisme, etc.). On a avancé que ces techniques avaient pour but de compenser l'austérité du cubisme analytique. Au moment où l'apport de Juan Gris enrichissait de dimensions nouvelles le style et la théorie du cubisme le plus orthodoxe, l'insatisfaction générale devant les limitations du cubisme analytique entraînait la formation de nouveaux groupes et diverses tentatives de réinterprétations des principes fondamentaux, mais les artistes qui utilisèrent à fond les techniques nouvelles ne furent pas très nombreux. Vers la fin de 1913, les possibilités décoratives du cubisme synthétique étaient largement exploitées et les œuvres se caractérisèrent par un traitement plus libre des couleurs et du mouvement et par le choix de sujets plus naturalistes. Il semble que l'évolution du style, de la théorie et des structures du mouvement cubiste soit apparue aux contemporains comme le développement naturel de la « riche floraison de personnalités diverses » (Maurice Raynal). Dans le but d'unifier l'ensemble des activités cubistes dans les domaines où elles s'exerçaient, on assiste même à diverses tentatives d'établissement d'une Maison cubiste. Un des aspects importants du cubisme fut ce renouveau d'intérêt pour le concept du Gesamtskunstwerk (art total) dominé par les beaux-arts ; il exerça une influence profonde sur la décoration d'intérieur, la typographie et le théâtre moderne, bien que dans ces domaines il y eût plus d'éclectisme que de cubisme. C'est le déclenchement de la Première Guerre mondiale qui interrompit, en 1914, le développement du cubisme. Diverses tentatives de regroupement des artistes eurent lieu après la guerre, mais la mort prématurée d'Apollinaire en 1918, tout comme l'évolution complexe du style de Picasso à partir de 1915, priva le groupe d'un leader représentatif.

Picasso, Braque et Gris

C'est dans l'œuvre de Braque et de Picasso qu'il faut chercher le cubisme sous sa forme la plus pure, patiemment élaborée par les deux artistes dont chacun profitait des expériences de l'autre. Juan Gris suivit attentivement les œuvres de Braque et de Picasso. Il étudia très tôt l'œuvre de Cézanne dans une perspective cubiste et adopta rapidement une attitude délibérément intellectuelle en opposition avec celle, plus instinctive, de Picasso ou celle, plus empirique, de Braque. Les premières toiles de Gris, en 1911, ne rappellent que superficiellement le style du cubisme analytique, car elles furent conçues à travers les dernières réalisations de Braque et Picasso, qui anticipaient déjà sur le cubisme synthétique. Dès la seconde moitié de 1912, Gris, ayant épuisé les possibilités logiques de la méthode analytique, fit appel à une palette plus colorée. D'autre part, son intérêt pour les mathématiques l'incita à les étudier sérieusement ; pendant la guerre, il entreprit la lecture de Poincaré et d'Einstein. Il assimilait les innovations techniques de ses aînés sitôt que ceux-ci les avaient mises en œuvre, à l'exception du trompe-l'œil et du collage qu'il utilisa presque en même temps qu'eux. Pour Braque, cette période représenta un affinement technique, mais sa production fut interrompue au début de la guerre, et sa collaboration avec Picasso (l'œuvre des deux artistes diverge à partir de 1913) prit fin brusquement. Il ne se remit pas à peindre avant l'été 1917, et parvint seulement en 1924 à un style tout à fait nouveau basé sur un mélange de principes cubistes et cézanniens et sur une vision extrêmement personnelle. Au cours de la guerre et de l'immédiat après-guerre, Picasso réalisa les applications les plus imaginatives et les plus audacieuses du cubisme synthétique, bien qu'il ait adopté simultanément, à compter de 1915, un style classique, proche de celui d'Ingres. Les deux tendances coexistaient parfois dans une même composition. Dans ses dessins pour Parade de Diaghilev, Picasso utilisa le contraste entre les deux styles pour signifier le conflit entre la cacophonie déshumanisée de la vie dans les grandes métropoles et la réalité traditionnelle (1917). Le même contraste fut exprimé musicalement par l'opposition entre les bruits de machines introduits dans la partition et la mélodie musicale. Les problèmes de l'espace tridimensionnel posés par le cubisme synthétique reçurent leur solution la plus élaborée dans les costumes hauts de trois mètres des Managers. L'étape extrême du cubisme synthétique fut atteinte avec les deux versions monumentales et hermétiques des Trois Musiciens (1921, Museum of Modern Art, New York, et Museum of Art de Philadelphie).

« Révisionnistes » et « orthodoxes »

Au début de 1913, Robert Delaunay peignit une série de compositions intitulées Les Fenêtres, dont le sujet était en fait une étude de la lumière. Cette tendance nouvelle, qu'Apollinaire baptisa « cubisme orphique », eut une influence considérable sur les artistes allemands (Marc, Macke, Klee) et américains (Macdonald-Wright, Russell) et marqua quelque temps l'œuvre de Léger, Chagall, Picabia et Marcel Duchamp. Dans le même temps, les artistes de la Section d'or, dont plusieurs étaient très proches de l'orphisme et que dirigeait le peintre et graveur Jacques Villon, adoptèrent une attitude artistique impersonnelle qu'ils prétendirent « scientifique ». Beaucoup, attirés par Dada, Picabia et Marcel Duchamp, par exemple, se détournèrent rapidement de la Section d'or au moment où les conclusions logiques du mouvement étaient atteintes par les tenants du purisme, Ozenfant et Le Corbusier. Dès les années vingt, Fernand Léger, profondément affecté par son expérience de la guerre, se consacra à des compositions monumentales combinant des principes cubistes et humanistes avec une interprétation futuriste et puriste du monde moderne. Parmi les « révisionnistes » du cubisme, il convient de citer, comme les plus importants, les Russes Malevitch, Tatline, El Lissitzky et Gabo, et le Hollandais Piet Mondrian. La naissance de ces tendances coïncida avec une tentative de renforcement des principes cubistes orthodoxes. Si, dans l'œuvre de ses inventeurs, le cubisme ne représente qu'une période courte mais significative, il détermina toute la carrière des maîtres de moindre importance (Gleizes, Le Fauconnier, Metzinger, Herbin, Lhote, Marcoussis, etc.). Tout en utilisant avec une certaine parcimonie le collage et la construction, presque tous en vinrent à adopter le vocabulaire formel du cubisme synthétique, mais à des fins purement décoratives. Ils enrichirent aussi leur palette et élargirent le choix des sujets jusqu'à adopter des thèmes religieux et politiques. Pour les raisons internes auxquelles on a déjà fait allusion, la sculpture cubiste ne se développa que tardivement. En dehors de quelques tentatives individuelles isolées (Picasso, Duchamp-Villon, Archipenko, Brancusi), il fallut attendre 1914 pour que les implications architecturales de la sculpture cubiste soient exploitées à une large échelle (Laurens, Lipchitz, Zadkine).

Accédez à l'intégralité de nos articles

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : senior lecturer, université de Birmingham (Royaume-Uni)
  • : professeur d'histoire et de théorie de l'art contemporain, université Paris-VIII

Classification

Autres références

  • ABSTRAIT ART

    • Écrit par
    • 6 718 mots
    • 2 médias
    ...au premier rang des arguments déployés pour expliquer l'innovation et convaincre les détracteurs de l'art abstrait. Dans son plaidoyer pour la peinture cubiste, qui sera considérée comme la dernière et indispensable étape avant l'abstraction proprement dite, Apollinaire prédit : « On s'achemine ainsi...
  • AFFICHE

    • Écrit par
    • 6 818 mots
    • 12 médias
    L'art de l'affiche en vient à bouleverser le regard communément porté sur la représentation picturale.Ainsi, à partir de 1910, Braque et Picasso, attentifs à la réalité du quotidien, et en particulier aux trouvailles plastiques de l'affichage mural, inscrivent des lettres peintes au pochoir et...
  • AFRIQUE NOIRE (Arts) - Un foisonnement artistique

    • Écrit par
    • 6 867 mots
    • 6 médias
    À mesure que les pièces affluaient en Europe, l'intérêt pour toutes les productions africaines grandissait, mais il fallut attendre la « découverte » des cubistes pour qu'une véritable mode artistique se développe. Les collections constituées à cette époque ne rendirent pas les services qu'on aurait...
  • ALTMAN NATHAN (1888-1970)

    • Écrit par
    • 448 mots

    Artiste soviétique. Après des études au collège artistique d'Odessa (1903-1907), Altman part en 1910 pour Paris, où il découvre le cubisme. Il rentre dès 1911 en Russie et s'installe à Saint-Pétersbourg, foyer de l'avant-garde russe. Sans se rallier totalement à un mouvement...

  • Afficher les 78 références

Voir aussi