CULPABILITÉ
Il ne suffit pas, pour faire l'expérience de la culpabilité, de se représenter un de ses propres actes comme ayant transgressé un devoir, une loi, les règles d'un art, des usages. Pour passer de la faute objective à la culpabilité subjective, il faut que celle-là soit intériorisée, selon un processus dans lequel Jean Nabert a vu « l'un des phénomènes les plus mystérieux de la vie morale » et qui est « la surprise de la conscience, après l'action, non seulement de ne plus être pour soi ce qu'elle était avant l'action, mais de ne plus pouvoir dissocier l'idée de sa propre causalité du souvenir de l'acte singulier qu'elle a accompli ». L'idée d'une telle causalité morale intéresse d'ailleurs la justice elle-même, qui, lorsqu'elle a affaire à un criminel, ne se préoccupe pas seulement de l'imputabilité matérielle de l'action, mais cherche aussi à remonter de la pénalité à la culpabilité, c'est-à-dire à savoir s'il y a eu, chez l'auteur du crime, une intention dolosive, une volonté de porter préjudice, en dehors de circonstances justificatives reconnues.
Il reste que, dans la pensée et la littérature contemporaines, à cette manière d'aborder la culpabilité à partir de la faute particulière, à la description empirique et phénoménologique de l'acte coupable comme accident faisant irruption sur fond d'innocence et provoquant, à ce titre, la « surprise » de la conscience devenue fautive, se trouve préférée souvent une autre approche, celle d'une sorte d'ontologie fondamentale de l'existence coupable. La culpabilité, dès lors, ne relève plus de l'acte singulier, mais de l'être tout entier. Elle est toujours déjà intérieure et coextensive à l' intériorité. Jouant, comme Nietzsche le fit lui-même dans un dessein théorique diamétralement opposé, sur le double sens (« faute » et « dette ») du mot allemand Schuld, Heidegger fait de la culpabilité un « existential », c'est-à-dire une détermination fondamentale de notre être, de sorte que c'est cette culpabilité originaire et irrémédiable qui est la source de nos fautes et non l'inverse. Dès que le Dasein accepte d'assumer une existence qu'il n'a pas choisie, il consent à sa propre finitude et s'en rend responsable. Ainsi devient-il coupable dans son existence même. La dialectique heideggérienne de la culpabilité, dans laquelle on peut voir une sécularisation de la notion chrétienne de péché originel, ne fait, plus probablement, que réinterpréter pour son propre compte l'idée kierkegaardienne de la félicité manquante et manquée et de la conscience absolue de la faute. Kierkegaard est, en effet, avec Dostoïevski et Kafka notamment, l'un des penseurs contemporains qui ont le plus contribué à révéler une autre figure de l'homme, hantée par l'idée de l'impossible innocence et dont Lacan a noté, avec ironie, combien elle contraste avec les prophéties libertaires du xixe siècle : « À la concupiscence luisant aux yeux du vieux Karamazov, quand il interrogeait son fils : Dieu est mort, alors tout est permis, cet homme, celui-là même qui rêve au suicide nihiliste du héros de Dostoïevski ou qui se force à souffler dans la baudruche nietzschéenne, répond par tous ses maux comme par tous ses gestes : Dieu est mort, plus rien n'est permis. »
C'est de cette omniprésence de l'interdit et de la faute que Freud a analysé autant la fonction structurante que les effets morbides, à la fois pour le sujet et pour la culture, la culpabilité étant, en même temps qu'un « malheur intérieur continuel » pour le premier, un problème capital pour le développement de l'un et de l'autre.
De la honte à la culpabilité
Bien qu'elle n'ait jamais entraîné de débat[...]
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Écrit par
- Charles BALADIER : éditeur en philosophie, histoire des religions, sciences humaines; ancien élève titulaire de l'École pratique des hautes études
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