CULPABILITÉ
La genèse du sentiment de culpabilité
Dans la théorisation relativement tardive qu'il nomme sa métapsychologie, Freud explique le sentiment de culpabilité comme l'expression et le résultat d'une tension entre le moi et le surmoi. Cette dernière instance psychique dérive à la fois du narcissisme primitif et du complexe d'Œdipe à la suite d'une identification au parent rival, jaloux interdicteur (des caractères essentiels de la personne introjectée, elle a fait siennes la puissance, la sévérité, la tendance à surveiller et à punir). Par ce double héritage, le surmoi peut aussi bien stimuler le moi dans la voie de l'accomplissement et de la réussite que l'écraser sous le poids de ses interdictions et de ses accusations, comme s'il était en complète connivence avec le ça, dont, en jouant les justiciers, il mobilise d'ailleurs les pulsions agressives, c'est-à-dire la pulsion de mort. Le surmoi, dont c'est peut-être là la troisième racine, va « se montrer dur, cruel, inexorable à l'égard du moi qu'il a sous sa garde ». Mais celui-ci en vient à adopter la fameuse position masochiste et à chercher compulsivement à se faire critiquer, châtier et détester par le premier. Se tenant constamment, par le truchement du surmoi, sous la domination d'une figure parentale mais autoritaire et punitive, il jouit de subir – tandis que le surmoi jouit de punir. Si c'est ce dernier qui culpabilise le moi en redoublant de sévérité et de sadisme, on peut dire aussi que, dans cette position de « masochisme moral », le moi s'expose, par besoin, à un tel sadisme, comme s'il aspirait à être châtié et se complaisait dans cette condition de victime.
Moi et surmoi forment ainsi un véritable couple sadomasochiste dans lequel, par la médiation du sentiment inconscient de culpabilité, « la morale [se trouve] resexualisée », alors qu'elle n'avait pu surgir qu'une fois le complexe d'Œdipe surmonté, c'est-à-dire désexualisé. Cette puissance auto-érotique qui consiste à savourer la punition et la torture intérieure replace donc le sujet, en deçà de l'œdipe, dans une position pré-génitale où la pulsion de mort travaille à la fois du côté du surmoi, qui attaque, et du côté du moi, qui se repaît de sa propre destruction, tandis qu'Éros, lui aussi, est à l'œuvre dans la satisfaction libidinale procurée à celui-ci. Il est paradoxal, d'ailleurs, que le besoin d'autopunition, dont on peut dire qu'il est synonyme de sentiment inconscient de culpabilité, permette au masochiste moral d'atteindre, en tant que victime, à une puissance narcissique telle qu'il en vient à s'imaginer parfait et irréprochable. « Les systèmes que forment les obsédés, dit Freud, flattent leur amour-propre par l'illusion qu'ils leur donnent d'être de meilleurs hommes que d'autres, puisqu'ils sont particulièrement purs et consciencieux. » La torture au sein de laquelle elle se complaît conduit ainsi la monade non seulement à s'isoler dans son narcissisme, mais aussi à conjurer tout risque d'affronter la moindre aperception de la source de ce processus, c'est-à-dire la culpabilité.
Le sentiment de culpabilité prend toute sa force dès qu'il franchit un seuil délimité par l'intériorisation, dans le surmoi, de l'autorité parentale qui interdit et condamne. Il se confond alors avec la sévérité de la conscience morale. En deçà de ce stade, on ne rencontre qu'une forme plus primitive, une autre espèce de culpabilité qui est simple angoisse de perdre l'amour des parents (Hilflosigkeit). En intériorisant et l'interdit et la sanction, le surmoi « élève à un autre niveau » le sentiment de culpabilité, qui ne mérite rigoureusement son nom qu'« une fois ce changement opéré ». Le moi, qui,[...]
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Écrit par
- Charles BALADIER : éditeur en philosophie, histoire des religions, sciences humaines; ancien élève titulaire de l'École pratique des hautes études
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