CULPABILITÉ
L'interdit et l'ordre symbolique
La portée de l'interprétation œdipienne que Freud donne de la culpabilité apparaît de manière patente quand Lacan met celle-ci en rapport avec la loi et, plus précisément, avec le « point d'insémination d'un ordre symbolique qui préexiste au sujet infantile et selon lequel il va lui falloir se structurer ». Mais, avant d'en venir à cette explication lacanienne, il peut être instructif d'évoquer une des plus récentes tentatives pour expliquer l'angoisse de culpabilité par des facteurs exogènes, celle du freudo-marxisme. Pour Marcuse, par exemple, cette angoisse tient à la répression multiforme que les sociétés contemporaines font peser sur des instincts individuels et, plus précisément, à l'adjonction aux interdits initiaux, tels que la prohibition de l'inceste, des contraintes et frustrations qui s'imposent à l'homme du travail et de la consommation au nom du principe de rendement, forme nouvelle du principe de réalité. À cette sur-répression, qui frappe principalement la sexualité, l'homme du désir réagit par une agressivité qu'il retourne contre lui, en dehors même de toute transgression. Se référant au fait que Freud lui-même, dans son interprétation phylogénétique de la culpabilité, avait sapé la notion moderne de l'autonomie de l'individu (en ancrant ce dernier dans un héritage archaïque, celui de la domination puis de la mort violente du père primitif), Marcuse en vient à désindividualiser le sentiment de culpabilité. Le progrès même de la civilisation affecte le contenu et les manifestations de celui-ci, « le surmoi se sépare de son origine et l'expérience traumatique du père est remplacée par des représentations plus exogènes ». En effet, tandis que les images parentales personnalisées disparaissent progressivement derrière les institutions, tandis que la répression des instincts devient une affaire de plus en plus collective et que l'individu se trouve prématurément socialisé sous l'influence d'un système d'agents extra-familiaux, la formation du surmoi cesse d'être « une expérience très personnelle » et « semble sauter l'étape de l'individualisation ». La culpabilité demeure, mais elle ne peut plus s'expliquer par les avatars d'une quelconque psychogenèse : « Elle semble être une qualité du tout plutôt que des individus, une culpabilité collective. »
La manière dont Marcuse décrit le succès de la répression sociale ne manque pas de vérité. Pour les tâches qu'elle se donne, la société contemporaine a besoin de réfréner la sexualité ; elle n'en vient à bout qu'en trouvant un complice dans le mécanisme par lequel l'individu retourne son agressivité contre lui-même dans l'angoisse de culpabilité. Néanmoins, pour comprendre la part qui revient au social dans un tel résultat et pour ramener à leur juste mesure les chances de la transformation culturelle prônée par le freudo-marxisme, il faut se garder à la fois de confondre la répression avec le refoulement et de négliger la dimension essentielle de l'inconscient. Le refoulement est un processus originaire qui ne peut s'expliquer ni par le simple inassouvissement de la pulsion, ni par la répression qu'exerceraient sur celle-ci des contraintes extérieures. Il dépend d'un facteur structural qui est, en dernier ressort, la contradiction du désir lui-même en tant que ce dernier, dès son apparition, est soumis à l'interdit. Cette aliénation fondamentale et fondatrice fait que, si l'on pouvait, par hypothèse, libérer l'individu de toute espèce de répression externe, le refoulement n'en serait pas, pour autant, moins coercitif. Pour que la transgression rende l'homme coupable à ses propres yeux ou dans sa conduite profonde, il faut que l'appareil psychique soit déjà structuré[...]
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Écrit par
- Charles BALADIER : éditeur en philosophie, histoire des religions, sciences humaines; ancien élève titulaire de l'École pratique des hautes études
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