Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

CULTURE Le choc des cultures

La culture philosophique

Henry David Thoreau - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Henry David Thoreau

S'il faut revenir à ce qu'a été la culture, depuis sa prise de conscience antique, même quand le mot n'était pas encore utilisé, c'est, d'une part, parce qu'elle continue d'être présente dans l'usage que nous faisons d'elle, serait-ce sous une forme posthume ; c'est, d'autre part, parce qu'elle permet de distinguer les formes concurrentielles de culture qui, en lui empruntant le mot, croient modifier la chose tout en continuant à se définir vis-à-vis d'elle. Peut-être la meilleure définition de la culture est-elle celle de Henry David Thoreau quand il posait la question dans Walden (1854) : « Pourquoi, précisément, les objets que nous contemplons font-ils un monde ? » La leçon des grandes œuvres de la culture enseigne en effet qu'un monde possède trois caractères : il est ordonné, chacun de ses éléments prenant sa signification dans son intégration au Tout ; aussi les Grecs parlaient-ils de kosmos pour rendre manifeste, avec sa beauté, l'ordre de l'univers. Il est séparé de ce qui n'est pas lui en s'inscrivant dans ses limites ontologiques : il en est ainsi de ces personnages littéraires, Swann, Odette et Charlus, qui forment le monde de Proust, ou de ces fictions cinématographiques, Kane, Amberson et Quinlan, qui forment le monde d'Orson Welles. Il est enfin autonome, reposant en lui-même, dans le calme de la pure présence à soi. Or telle est précisément la marque de l'œuvre de culture, la thing of beauty célébrée par John Keats : un épanouissement de la vie en monde, une « cosmicisation » qui ne renvoie à rien d'autre qu'à sa manifestation. La culture fait monde dès qu'elle fait sens en ordonnant l'esprit vers une plénitude de vie enchâssée dans ses propres limites.

Buste de Cicéron, I<sup>er</sup> siècle avant J.-C. - crédits :  Bridgeman Images

Buste de Cicéron, Ier siècle avant J.-C.

Ce sens initial de la culture – déployer un monde – ne répond pas plus à une détermination économique qu'à un comportement sociologique. Il évoque bien plutôt le travail intérieur de l'esprit humain dans son effort pour donner un sens au matériau qu'il travaille. Chez les Grecs, la paideia joue ce rôle, comme on le voit chez Platon lorsqu'il décrit l'effort de tirer l'âme de son « bourbier barbare » pour la faire accéder à ce qu'il y a de plus haut (République, VII, 533 d.). Celui qui n'est pas cultivé, le barbare donc, c'est celui qui résiste à l'assomption de l'Idée du fait d'une inertie de l'âme qui la fait s'affaisser sur elle-même au lieu de s'élever vers ce qui la dépasse. Cicéron s'inscrit dans cette tradition quand, passant de la paideia grecque à la cultura romaine, il donne la première définition de la culture qui deviendra canonique. À l'origine, le mot cultura, du verbe colere dont le supin est cultum, renvoie seulement à l'agricultura, c'est-à-dire au travail de la terre. En transposant ce qui relève du labor, et donc de la peine, en ce qui atteste de l'otium, et donc du loisir, pour une pensée dégagée des nécessités de la vie quotidienne, Cicéron utilise plusieurs termes pour définir cette liberté de l'esprit : humanitas, doctrina,litterae. Mais il innove en parlant pour la première fois de la culturaanimi. En jouant sur le verbe colere – « cultiver », « soigner », mais aussi « habiter » –, Cicéron risque l'expression excolereanimos doctrina, « cultiver les esprits par l'instruction ».

Il ne s'agit pas de fabriquer un objet extérieur, comme le fait l'artisan, mais de prendre soin de son âme comme l'agriculteur prend soin de son champ. Avec cette transposition de la culture de la terre dans le domaine de l'âme, ce que Cicéron appelle humanitasdont nous avons tiré l'humus des humanités et de l'humanisme, le souci de la fécondité de l'esprit[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : membre de l'Institut universitaire de France, professeur à l'université de Nice-Sophia-Antipolis

Classification

Médias

Claude Lévi-Strauss - crédits : Marc Gantier/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Claude Lévi-Strauss

Henry David Thoreau - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Henry David Thoreau

Buste de Cicéron, I<sup>er</sup> siècle avant J.-C. - crédits :  Bridgeman Images

Buste de Cicéron, Ier siècle avant J.-C.

Autres références

  • ÉDUCATION / INSTRUCTION, notion d'

    • Écrit par
    • 1 299 mots
    – « accéder à la culture... » : la culture à laquelle on parvient par l'instruction est rupture avec celle dont on vient, et elle lui est réputée supérieure.
  • AFFECTIVITÉ

    • Écrit par
    • 12 228 mots
    ...siècle par le terme d'affectivité est en réalité propre à toute humanité, c'est-à-dire, dans la mesure où il n'y a pas d'humanité sans culture – sans institution symbolique d'humanité –, propre à toute culture. L'affectivité, pour autant qu'elle désigne « la chose même » à débattre,...
  • AFRIQUE (Histoire) - Préhistoire

    • Écrit par
    • 6 326 mots
    • 3 médias
    ...archéologique se concentre sur l'étude des produits des activités hominidés/humaines et vise à comprendre les modes de vie et leurs transformations dans le temps. L'idée des « origines des cultures humaines » est relativement aisée à conceptualiser dans ses dimensions matérielles : la culture commence avec la fabrication...
  • ANTHROPOLOGIE

    • Écrit par et
    • 16 158 mots
    • 1 média
    ...réflexion sur la culture et sur la société, cette dualité devant conduire à deux courants de pensée complémentaires et parfois opposés. Lorsque la notion de culture rejoignit celle de civilisation (sans qu'une hiérarchie fût présupposée entre l'une et l'autre), l'ethnologie repensa son objet en fonction...
  • Afficher les 96 références