CULTURE Le choc des cultures
Les cultures sociales
Dans l'histoire de l'Europe, les œuvres de la culture ont été créées par des philosophes et des savants, des peintres, des musiciens et des dramaturges, des architectes, des poètes et des romanciers, parfois avec le soutien de mécènes, souvent avec la protection du roi ou du pape, toujours en harmonie avec la société dans laquelle les créateurs vivaient. Que l'on pense aux cathédrales gothiques, aux fresques de Giotto dans la chapelle Scrovegni à Padoue ou, à Gand, au polyptyque L'Agneau mystique d'Hubert et Jan Van Eyck, comme à toutes les œuvres littéraires, philosophiques et scientifiques qui se sont inscrites dans l'aire de leur temps. Elles procèdent du génie d'hommes d'exception et témoignent d'un perpétuel dépassement dans l'invention de nouvelles formes pour exprimer ce qui, dans la condition humaine, demeure inexprimable. Dès lors, la culture représente, en dehors de sa vocation sociale, l'aspiration de l'homme à la transcendance. Kant voyait le véritable progrès de l'humanité dans sa volonté de se cultiver, de se civiliser et de se moraliser. Si l'humanité présente bien, explique L'Anthropologie du point de vue pragmatique (1798), trois dispositions distinctes, technique, pour le maniement des choses, pragmatique, pour l'utilisation des hommes, et morale, pour l'usage de la liberté, la nature semble suivre un plan caché qui vise « le perfectionnement de l'homme par le progrès de la culture » (VII, 322). Il s'ensuit, et Kant énonce ici la loi universelle qui transcende les cultures particulières, que « l'homme est destiné par sa raison à être dans une forme de société avec d'autres hommes et à se cultiver, à se civiliser et à se moraliser dans la société par l'art et par les sciences » (VII, 324).
C'est cette culture universelle, au moins par son projet, qui a volé en éclat sous le choc des autres cultures. À la vérité, il y a eu deux types de chocs qui ont ébranlé au xxe siècle le modèle classique. D'une part, le choc extérieur des cultures différentes, dont les modèles sont désormais connus par l'ethnologie et l'anthropologie, deux sciences qui appartiennent en droit à la culture initiale de l'Europe. D'autre part, et par contrecoup, le choc intérieur de la culture occidentale qui, avec la disparition du modèle classique, s'est désagrégée au profit d'écoles rivales, d'avant-gardes provocatrices, de mouvements destructeurs ou, d'une façon générale, d'œuvres dispersées à la violence implicite dont le seul point commun est la volonté de rompre avec les œuvres du passé. Walter Benjamin avait montré, à propos de la « modernité » baudelairienne, qu'elle repose sur « une expérience où le choc est devenu la norme » (« Sur quelques termes baudelairiens », 1940) ; en écho, Theodor Adorno soulignera que « les signes de la dislocation sont le sceau d'authenticité du modernisme » (Théorie esthétique, 1970).
Cette « expérience du choc » est moins une nouvelle théorie esthétique interne à l'histoire de l'art que l'effet d'une désagrégation sociale qui a perdu tout repère avec sa culture passée. Baudelaire fut l'un des premiers à ressentir les prémices de cette rupture à travers ce qu'il nommait, dans Le Spleen de Paris (1869), « les soubresauts de la conscience » et « la fréquentation des villes énormes », en les rapprochant de ce que Benjamin appelle, en regard de ce texte, « l'image du choc » et « la foule amorphe des passants ». Tous ces éléments sont en effet présents pour disloquer la culture humaniste, dans son universalité potentielle, au profit de cultures éclatées, urbaines et contestatrices de l'ordre social. Quelles sont en effet les caractéristiques majeures des formes contemporaines,[...]
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Écrit par
- Jean-François MATTÉI : membre de l'Institut universitaire de France, professeur à l'université de Nice-Sophia-Antipolis
Classification
Médias
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