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CULTURE NUMÉRIQUE

Dans les années qui entourent le grand ébranlement de Mai-68, un débat fit rage dans le champ intellectuel. Il concernait l'existence d'une hypothétique culture populaire, distincte de la culture savante ou lettrée, conçue comme une démonstration de la capacité des classes dominées à produire une authentique culture dont la Bibliothèque bleue de Troyes semblait le plus beau fleuron. Sous la plume de Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel, l'article intitulé « La Beauté du mort » devait, en 1970, achever de briser les rêves de ceux qui, avec Robert Mandrou, avaient misé sur la possibilité de remonter à l'époque qui avait précédé la fabrication de l'homme moderne, socialisé et forcé d'adopter les mœurs des classes supérieures, selon le schéma propre à Norbert Elias. Si les sociologues ont continué, eux, d'utiliser les concepts de contre-culture et de sous-culture pour désigner les phénomènes underground ou rendre compte du hip-hop, du tag ou encore du rap, les historiens sont devenus plus prudents et préfèrent, à la suite de Roger Chartier, parler de pratiques culturelles différentes selon les groupes sociaux et les époques. Toutefois, l'irruption d'Internet, des blogs, des forums de discussion, des réseaux sociaux et de toutes ces nouvelles formes de partage du savoir qui envahissent notre quotidien depuis une décennie amène à s'interroger sur l'existence d'une « culture numérique » dont certains observateurs n'hésitent pas à écrire qu'elle serait le propre des « digital natives », ces nouveaux venus dans la succession des générations qui conduit des baby-boomers de l'après-guerre aux accros de Facebook, MySpace ou Twitter.

Alors que le moteur de recherche Google met en place un colossal programme de numérisation des livres, que la Bibliothèque nationale de France s’est donnée pour objectif la numérisation de cent mille ouvrages par an, tout comme la Bibliothèque nationale de Chine l’a fait pour une grande partie de son patrimoine historique, la multiplicité des supports de lecture – e-books, i-pads et autre i-phones – favorise l’émergence d’un public de consommateurs de plus en plus volatils et de moins en moins regardants sur les objectifs de ceux qui leur permettent de passer d'un support à un autre au gré de leurs fantaisies. Les conséquences de ces déplacements sont imprévisibles, puisque les bibliothèques numériques n'ordonnent pas le savoir comme le faisaient leurs ancêtres de papier, au risque de laisser le lecteur, ou plutôt le navigateur, aussi désemparé que l'autodidacte de Sartre dans La Nausée. Elles sont également insolites. Ainsi, la jeune génération japonaise, considérée en 2005 comme pratiquement illettrée, a su marier le manga et le téléphone mobile pour faire naître un genre littéraire sans doute décrié et mineur, le keitaishousetsu ou nouvelle à lire sur son écran de poche, mais qui semble l'avoir réconciliée avec la lecture à l'orée de l'année 2008. Comme l'Inde au milliard d'habitants impatients de participer au banquet des nations richement dotées parie sur l'ordinateur simplifié mais vendu autour de 10 dollars, on ne peut s'empêcher de songer aux effets qu'entraîne cette révolution numérique qui, si elle ne produit peut-être pas de culture nouvelle, modifie radicalement nos manières de concevoir le monde. En effet, digital natives ou immigrants, c'est-à-dire nés dans un univers où le livre était encore roi, nous passons tous de plus en plus de temps avec ces machines aux dimensions réduites, adaptées à nos besoins. Il est probable que notre compagnonnage avec elles influe considérablement sur notre manière d'appréhender l'univers qui nous entoure.

De la tablette d'argile ou de la stèle de pierre au volumen[...]

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Écrit par

  • : professeur d'histoire contemporaine à l'université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines

Classification

Média

Gallica, bibliothèque numérique de la B.N.F. - crédits : Gallica

Gallica, bibliothèque numérique de la B.N.F.

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