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CYRANO DE BERGERAC (E. Rostand) Fiche de lecture

Un mythe français

Cyrano de Bergerac est l’une des œuvres dramatiques les plus jouées en France et a donné lieu à quantité d’adaptations (cinéma, opéra, danse...). Elle n’a cependant jamais vraiment franchi les portes des amphithéâtres universitaires, ni celles des théâtres publics les plus prestigieux, à l’exception notable de la Comédie-Française. La phrase d’André Gide – « Chaque public a le Shakespeare qu’il mérite. » – dit tout d’une certaine condescendance à son égard. C’est que cette pièce, singulière dans l’œuvre de Rostand – ni LAiglon (1900) ni Chantecler (1910) ne connaîtront un succès aussi durable –, l’est plus encore dans l’histoire littéraire. De fait, elle peine à trouver sa place, en cette toute fin de xixe siècle, entre le vaudeville du Boulevard (Feydeau, Labiche, Courteline) et la « modernité » des Tchekhov, Strindberg, Ibsen, que l’on découvre alors, sans parler de l’avant-garde pré-dadaïste (Jarry). L’âge classique, auquel la pièce renvoie constamment – l’époque où se déroule l’intrigue, la préciosité, les cinq actes en alexandrins, le genre « comédie héroïque »... –, semble déjà bien loin. Le drame romantique, dont elle est le plus proche – mélange des genres et des registres, multiplication des lieux et des personnages, alternance de grands tableaux et de scène intimes, et le personnage même de Cyrano, sorte de « monstre » hugolien, entre grotesque et sublime –, est passé de mode. Impossible dès lors de rattacher Cyrano de Bergerac à un « mouvement » ou une tendance.

À la fois hors de son temps et hors du temps, la pièce n’a pas tardé à être dépassée – et peut-être occultée – par son héros éponyme. Du Savinien Cyrano de Bergerac historique (1619-1655), écrivain proche du cercle des « libertins érudits », auteur notamment de l’Histoire comique des États et Empires de la Lune (1657) et des États et Empires du Soleil (1662), Rostand reprend quelques traits somme toute anecdotiques : son nez, sa réputation de bretteur redoutable, son ami Le Bret et sa cousine Madeleine, sa détestation du comédien Montfleury, le voyage dans la Lune... Quant à sa probable homosexualité, elle est passée sous silence même si certains metteurs en scène n’ont pas manqué de la suggérer fortement à travers sa relation avec Christian. À partir de ces quelques éléments biographiques, l’auteur façonne son personnage et lui donne toute la place. Cyrano irrigue de sa verve poétique près des deux tiers des 2 600 vers de la pièce, dont les principaux « morceaux de bravoure » – la tirade des nez et celle des « non merci », la scène du balcon, le récit du voyage dans la Lune, le « panache » final... Il concentre également sur lui la plupart des thématiques : amour des mots plus encore que mots d’amour (Roxane est une précieuse, Cyrano un poète), rapport complexe aux femmes (entre désir et terreur), esthétisation de l’existence, dont le panache, cette « pudeur de l’héroïsme » comme le définissait Rostand lui-même, est à la fois un accessoire et le symbole. Et c’est, étrangement, sur ce socle ambivalent de « perdant magnifique » – fort faible, vainqueur défait, hâbleur timide, spadassin rimeur, bouffon tragique... – que s’est érigée la statue de Cyrano en mythe français, symbole d’une nation qui se reconnaîtrait moins dans le héros triomphant d’une épopée collective que dans la figure tragi-comique d’un acteur cabotin aux prises avec ses démons intimes.

— Guy BELZANE

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