D'AUTRES VIES QUE LA MIENNE (E. Carrère) Fiche de lecture
Deux ans après Un roman russe, beaucoup de commentaires (journalistes, blogueurs...) ont accompagné la parution du livre d'Emmanuel Carrère, D'autres vies que la mienne (P.O.L., Paris, 2009). Le mouvement qui pousse le lecteur à commenter ce nouvel ouvrage trouve son origine dans l'accueil de l'altérité qui est au principe du livre. Et ce livre se propage comme s'est propagée « la vague » du tsunami – vague briseuse « d'autres vies que la mienne » – qui ravagera les côtes d'Asie du Sud et sur laquelle s'ouvre le récit. Celles-là, d'abord, puis d'autres, sans lien apparent avec les victimes du tsunami, vont être racontées, se raconter, et nous plonger dans une infinie commisération.
Décembre 2004 : « Les zombies qui, comme Philippe, reprenaient pied sur la terre des vivants ne pouvaient que balbutier le mot „vague“, et ce mot se propageait dans le village comme a dû se propager le mot „avion“ le 11 septembre 2001 à Manhattan. » Philippe, le grand-père de la petite Juliette emportée par la vague géante du tsunami, suggère à Emmanuel Carrère le projet du livre et en écrira un lui-même : comme si nous entrions dans un nouveau mode d'écriture, cette fois collective. Entre moi et l'autre, l'écriture cherche ici une voie inédite qui rend le livre poignant, fascinant, gênant aussi. Pourtant son auteur nous est devenu, croyons-nous, si familier que ses dernières publications se lisent comme une sorte d'auto-biobibliographie, Emmanuel Carrère y évoquant ses propres œuvres (films ou livres), leur intrication, leurs genèses solidaires et contemporaines fondées sur un emprunt constant à l'Autre, que celui-ci soit impliqué dans l'écriture (Jean-Claude Romand pour L'Adversaire ; Étienne, Patrice, Hélène et les autres ici), ou au contraire tenu à distance (Hélène Carrère d'Encausse pour Un roman russe). À partir de cette labilité fondamentale qui brouille les frontières entre l'auteur et le lecteur, tous les discours ou presque semblent permis : le purement passionnel (primaire, sentimental) comme le savant (celui, secondaire, du critique littéraire). Le discours ainsi suscité par D'autres vies que la mienne, quel qu'il soit, on pourrait l'appeler « discours direct libre ». C'est un mode d'énonciation qui met sur le même plan, sans les distinguer par des marques grammaticales, deux énoncés, l'un citant, l'autre cité. Dans Entre les murs, François Bégaudeau avait déjà joué de ce mode de discours. Il est ici poussé à sa limite : « sans transposition » apparente – expression que l'auteur emploie à propos de l'écriture d'Un roman russe –, le narrateur, quoique omniprésent et volubile, laisse la parole à d'autres, aux autres : les rescapés du tsunami d'abord, puis les proches de Juliette, sœur de la compagne d'Emmanuel Carrère, cette sœur qui va mourir, qui est morte, et dont sont « reconstituées » la vie et l'agonie. Passent aussi, furtivement évoquées, d'autres existences, plus obscures, celles des quidams surendettés que défendent les deux juges, Juliette et Étienne. Le critique littéraire reconnaît alors que ce livre rassemble en lui toutes sortes de genres, en concurrence avec l'autobiographie dont D'autres vies que la mienne constitue tout de même un fragment : le récit de vie, le pamphlet (contre les organismes de crédit notamment), l'éloge, le tombeau. Reste à expliquer l'extraordinaire prégnance d'un texte dont les « personnages », laissés à leurs zones d'ombre et à cette liberté qui les rend vivants, même s'ils sont morts, vous hantent. Pourquoi ?
Des « formules simples et justes » auxquelles peuvent se réduire certaines expériences, selon Emmanuel Carrère, s'imposent ici : « du mal à se quitter[...]
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Écrit par
- Anouchka VASAK : ancienne élève de l'École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses, maître de conférences à l'université de Poitiers
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