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D'UN CHÂTEAU L'AUTRE, Louis-Ferdinand Céline Fiche de lecture

« Puzzle que ma tête ! »

Présenté comme « roman » par l'éditeur et comme « chronique », au motif qu'il raconterait un « moment de l'histoire de France », par l'auteur, D'un château l'autre ne ressortit en réalité à aucun genre défini. Le récit y côtoie constamment le discours, le fil narratif est sans cesse rompu, la temporalité systématiquement éclatée, la syntaxe déconstruite, la ponctuation envahissante, l’ordre et la cohérence oubliés… Le lexique lui-même, foisonnant, exubérant, puisé à tous les registres, voire purement inventé, semble acquérir une existence autonome, dénuée de toute fonction référentielle. On est loin de l'introduction homéopathique de l'oralité populaire qui caractérisait Voyage au bout de la nuit ou même Mort à crédit. Dans les Entretiens avec le Professeur Y, Céline en appelait au « rendu émotif ». Ce programme trouve ici sa traduction radicale : c'est une nouvelle langue qui s'invente sous nos yeux. Tous les codes non seulement de la narration littéraire, y compris autobiographique, mais aussi de la communication langagière elle-même disparaissent derrière une hypersubjectivité seule capable, selon Céline, de rendre avec authenticité (à ne pas confondre avec l'exactitude) le désordre du monde. Désordre dans lequel le narrateur, s'il a conscience de bousculer son lecteur, ne s'en prétend pas moins son guide, paradoxal : « Que voilà de disparates histoires ! je me relis... que vous y compreniez ci !.. ça !.. pouic ! perdiez pas le fil !... toutes mes excuses !... si je chevrote, branquillonne, je ressemble, c'est tout, à bien des guides !... [...] je veux vous égarer en rien... »

Ainsi exposé, le projet paraît clair : il ne s'agit plus ici de raconter, de représenter, mais bien d'exprimer, de faire entendre, directement, sans les filtres du logos qui le recomposent et le réorganisent, la cacophonie du réel, entendu moins comme réalité factuelle (Céline ne cesse d'inventer) que comme « fond du fond », atmosphère générale, vision du monde. Une telle fidélité n'est évidemment possible qu'à condition que l'écrivain lui-même, en ouvrant les digues de sa propre confusion mentale, épouse parfaitement, dans une sorte de transe, ce chaos et ce non-sens. À cet égard, il paraît absurde de rapporter cette radicalité stylistique à une stratégie mûrement réfléchie. On peut néanmoins penser que cette sorte de gratuité et d’intransitivité de la langue contribue à accréditer l'idée d'une double irresponsabilité de l'écrivain – témoin délirant d'un monde lui-même insensé –, laquelle s'appliquerait aussi, rétrospectivement, aux pamphlets écrits vingt ans plus tôt et, plus globalement, à un contenu idéologique pour le moins contestable.

— Guy BELZANE

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