DANDYSME
Le passage au type : Barbey, Baudelaire
Inimitable, Brummell n'en constitue pas moins une figure essentielle des clubs londoniens et de la littérature anglaise à la mode, les fashionable novels. Byron, le premier à affirmer qu'il aurait préféré être Brummell plutôt que Napoléon, contribue à faire du personnage un héros romantique. Tourné en dérision par Carlyle qui présente le dandysme comme une secte superstitieuse centrée sur l'adoration de soi et reproche à ses adeptes de n'être qu'objets visuels, « une chose qui reflète les rayons de la lumière » (Sartor Resartus, 1834), jugé par l'essayiste William Hazlitt comme « le plus grand des petits esprits » (« Brummelliana », 1828), Brummell, en passant la Manche, va inspirer les élégants des boulevards parisiens sous Louis-Philippe, et hanter de nombreux personnages de fiction. Le dandysme est, selon Balzac, « une hérésie de la vie élégante », mais il pose la question moderne de la distinction dans un monde où les différences ont disparu (Traité de la vie élégante, 1830). Il invite l'observateur à traquer les indices qui permettent de retrouver l'homme tout entier à partir de quelques détails et de construire une « physiologie » de l'élégance. Dans La Comédie humaine, le dandysme imprègne les personnages de Henri de Marsay, Maxime de Trailles ou Lucien de Rubempré. Et si Stendhal se moque des dandys anglais, il voit en Brummell « l'existence la plus curieuse que le xviiie siècle ait produite en Angleterre et peut-être en Europe ». Mais c'est surtout Barbey d'Aurevilly et Baudelaire qui transforment le personnage en type idéal, modifiant profondément l'invention de Brummell. Le passage par la littérature contribue à effacer la spécificité du dandysme par rapport au romantisme, même si Barbey d'Aurevilly a vu en Brummell le seul dandy, celui qui ne fut que dandy, indigent dans sa pureté même (Du dandysme et de George Brummell, 1845 et 1861 pour la seconde édition). La permanence de l'écriture donne une profondeur à cette indigence, transforme la frivolité en spiritualité, fait de l'élégance une doctrine rigoureuse, une quasi-religion qui, selon la formulation de Baudelaire, « confine au stoïcisme ». Dans Le Peintre de la vie moderne (1863), le dandysme apparaît comme « le dernier éclat d'héroïsme dans les décadences ». La passion rentrée brûle derrière l'impassibilité affichée, tandis que le précepte selon lequel le dandy ne doit montrer aucun étonnement se transforme en « l'inébranlable résolution de ne pas être ému ». Cette tendance s'accentue ensuite chez les Jeunes-France ou chez Huysmans (À rebours, 1884). On peut suivre les modifications et les inflexions d'un dandysme fin-de-siècle, d'un côté et de l'autre de la Manche, chez Oscar Wilde, Max Beerbohm ou Proust. Parlera-t-on alors de dandysme ou de dandysmes ? La question est celle de la permanence d'une attitude devenue mythe, à laquelle Brummell a donné une triple dimension esthétique, politique et ontologique, mais qui reste un phénomène spécifique de la modernité.
Reste, en effet, la leçon de Brummell, fortement perçue, reprise et amplifiée par Baudelaire : le dandy est « un Hercule sans emploi ». À la différence du romantisme, le dandysme signifie la fin de l'héroïsme, et le culte de soi devient culte des images. Après Napoléon, on ne peut plus être soldat – ce que, selon Alexandre Kojève, Brummell aurait compris au même titre que Hegel. Après 1848 et la déroute des espoirs politiques, Baudelaire se dit « physiquement dépolitiqué », tout en étant repris de curiosité et de passion à chaque question grave. L'héroïsme change de scène. Le dandy, à condition de ne pas le réduire à son versant mélancolique ou désenchanté mais de souligner son inventivité, en constitue une des[...]
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Écrit par
- Françoise COBLENCE : professeur émérite, université de Picardie-Jules-Verne
Classification
Médias
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