GUÉRIN DANIEL (1904-1988)
Parmi les observateurs lucides d'une époque, Daniel Guérin est l'un des rares penseurs français à reconnaître, dès les années 1930, la prépondérance de la vie quotidienne sur le pouvoir des idéologies. L'homosexualité, qu'il découvre et revendique tout adolescent, l'incitera très vite à prôner la liberté sexuelle, inséparable pour lui des libertés qu'ont tenté de conquérir le prolétariat et les minorités réprimées. Les impressions recueillies en Allemagne avant le plébiscite de Hitler se fondront dans une dénonciation générale du fascisme et de ses survivances en pays démocratiques. Un instant proche de Trotski, vers qui l'a conduit son refus du stalinisme, il trouvera dans le socialisme libertaire l'esprit qui s'accorde le mieux à l'aversion qu'il a toujours professée à l'égard de toute forme de pouvoir. Tout en menant le combat pour la décolonisation et pour l'émancipation des Noirs américains, il consacrera plusieurs ouvrages à l'anarchisme. Comme historien, Daniel Guérin a donné, avec La Lutte de classes sous la première République, une des analyses les plus pénétrantes de la Révolution de 1789.
Lui-même a pris soin de retracer son itinéraire dans trois volumes : Autobiographie de jeunesse (1971), Le Feu du sang (1977) et Son testament (1979). Né dans une famille de la grande bourgeoisie, il passe son enfance dans un milieu intellectuel où il jouit d'« un bonheur étouffant et tourmenté ». Il fréquente le salon de son oncle, Daniel Halévy, lit Tolstoï, perd la foi, correspond avec François Mauriac, s'initie à l'homosexualité et publie en 1927 un bref roman, L'Enchantement du Vendredi saint. Le 23 août de la même année, l'émeute consécutive à l'exécution de Sacco et de Vanzetti l'éveille à une conscience révolutionnaire, qui ne se reniera jamais.
Lors d'un séjour au Moyen-Orient, il rencontre à Beyrouth Louis Massignon, islamiste célèbre et auteur moins connu d'une Prière sur Sodome qui ne fut peut-être pas étrangère à la publication de son deuxième roman, La Vie selon la chair (1925). À Saïgon, il s'indigne des mœurs coloniales françaises, de même que le navre la montée du nazisme en Allemagne ; il rapporte d'outre-Rhin un reportage, Sur les routes avec la jeunesse allemande, qu'il développera dans La Peste brune (1932). En 1936, paraît son essai Fascisme et grand capital. Il milite, à l'époque, dans la S.F.I.O. et participe au mouvement de fondation des Auberges de jeunesse. Surpris en Norvège par l'invasion allemande, il parvient à regagner la France où il vérifie avec quelle complaisance la lutte contre le fascisme sert de justification à d'autres tyrannies à peine moins sinistres. L'horreur du stalinisme l'avait rapproché des trotskistes ; il suffira de deux ans de leur fréquentation aux États-Unis, où il débarque en 1946, pour qu'il englobe dans un même discrédit les diverses formes du léninisme. Il rencontre Horkheimer, Marcuse, Korsch et milite à titre individuel pour le droit des Noirs américains. De retour à Paris, il compte parmi les quelques intellectuels qui s'insurgent contre les massacres de Constantine perpétrés par les troupes d'occupation française en Algérie avec l'assentiment du Parti communiste. Il se consacrera dès lors à dénoncer le colonialisme et le militarisme (L'Armée en France, 1974), tout en précisant son attachement au socialisme libertaire.
Dans La Peste brune, il montrait comment le prolétariat allemand, déçu par l'autoritarisme du Parti communiste, se laissa gagner par le désarroi et glissa progressivement dans l'idéologie confuse du nazisme, nourrie de frustrations et de ressentiments. La militarisation des opinions, des mœurs, des comportements, des gestes propagea une hystérie que Guérin analyse,[...]
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Écrit par
- Raoul VANEIGEM : écrivain
Classification
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RÉVOLUTION FRANÇAISE
- Écrit par Jean-Clément MARTIN et Marc THIVOLET
- 29 554 mots
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...L'opposition de droite, affaiblie après 1945, est toujours menée par Gaxotte, académicien, lu hors de l'Université, tandis que celle de gauche est menée par Daniel Guérin, socialiste libertaire, qui marie ses opinions avec une défense des « bras nus », qu'il estime avoir été frustrés de leur révolution par...