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KAHNWEILER DANIEL-HENRY (1884-1979)

Une sémiologie sauvage

Les autres écrits de ce « premier corpus » (Les Limites de l'histoire de l'art, Naissance de l'œuvre d'art, Forme et vision) sont quelque peu déconcertants. Prenant parti pour un relativisme historique dans l'examen des œuvres d'art, Kahnweiler veut néanmoins nier toute discontinuité historique, mais il donne à l'événement, à l'irruption du nouveau, de la « première fois », valeur de critère esthétique. Fondant son discours sur une mésinterprétation d'Aloïs Riegl (qu'il voit condamnant tout art « décoratif » et « abstrait ») et de Georg Simmel, Kahnweiler se veut historien des totalités culturelles. C'est l'époque d'Aby Warburg, de l'histoire de l'art conçue comme histoire de la culture – et il faut reconnaître que face à l'histoire de l'art académique qui commence à envahir la scène, la richesse intellectuelle de cette tendance est autrement plus séduisante.

Les idées fortes de ces textes sont l'influence de l'art sur la perception du monde, la relativité historique de l'illusionnisme mimétique et surtout la condamnation sans appel de l'hédonisme, du plaisir sensuel dans la production et la consommation de l'art. C'est d'hédonisme qu'il accusera tout l'art « abstrait », le comparant assez méchamment à l'art d'un Bouguereau, sans voir que ces substantifs (hédonisme, art abstrait) recouvrent des phénomènes très variés. En fait, les premiers textes de Kahnweiler révèlent son profond nominalisme, qui sera encore plus évident par la suite et le conduira à nombre d'absurdités philosophiques.

Car, il faut bien l'avouer, la deuxième série, plus volumineuse, des textes de Kahnweiler, toujours passionnée, toujours intelligente, s'enferme dans une contradiction dont elle ne peut sortir et qui fait de ces essais une sorte de litanie un peu décevante : reprenant la manière de sémiologie sauvage qu'il avait esquissée dès ses premières analyses du cubisme dans les Confessions, Kahnweiler conçoit la peinture comme une écriture. La contradiction, mille fois apparente, est la suivante : stigmatisant le spectateur naïf qui « identifie le signe et le signifié » lorsqu'il rejette le « nez de travers » des femmes de Picasso, Kahnweiler conçoit pourtant ce qu'il nomme la lecture du tableau comme cet acte même d'identification ; une fois le tableau « lu » selon un code, il existe dans la « conscience » du spectateur, car « la chose est identifiée avec le signe représenté ». En fait, malgré sa bonne volonté critique (toute l'interprétation de la peinture comme écriture devait servir à démontrer qu'il y avait toujours code historique, transformation symbolique, méthode picturale), Kahnweiler a manqué d'un concept linguistique pour être le parfait linguiste qu'il voulait être : celui de référent.

Car ce que le spectateur naïf confondait, ce n'était pas le « signe » et le « signifié » mais, comme Kahnweiler lui-même et comme la plupart des historiens ou des écrivains d'art, signifié et référent. Cette erreur logique conduit le texte de Kahnweiler à quantité de fluctuations : prenant le parti du spectateur naïf lorsqu'il s'agit de parler, contre les « esthètes rabougris », du Sujet chez Picasso (Confessions) ou de répudier la peinture abstraite (elle n'a pas de signifié pour lui parce qu'elle n'a pas de référent), il redevient le formaliste qu'il était à ses débuts lorsqu'il insiste – avec bonheur – sur la parenté entre la démarche mallarméenne et celle du cubisme « synthétique ». Il serait injuste, cependant, de jeter la pierre à Kahnweiler : il fut le premier à prendre sérieusement la défense du cubisme, il fut l'un des premiers à le comprendre, à l'aimer et à en fournir une théorie.[...]

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Écrit par

  • : professeur d'histoire de l'art à l'université Harvard

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