DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON, Bernard-Marie Koltès Fiche de lecture
Dès 1976, Bernard-Marie Koltès (1948-1989), qui a d'abord été metteur en scène, se consacre à l'écriture dramatique. Combat de nègre et de chiens (1980), Quai Ouest (1986), Dans la solitude des champs de coton (1987) et Roberto Zucco (1989), en font un des dramaturges les plus remarqués de la fin du xxe siècle.
De la joute verbale au combat physique
En avertissement à Dans la solitude des champs de coton, Bernard-Marie Koltès donne une définition du deal qui a valeur de programme dramaturgique. S'y déclinent, autour de la situation d'un échange illicite, les catégories propres au développement d'une fiction théâtrale : le temps (« à n'importe quelle heure du jour et de la nuit »), le lieu (« espaces neutres, indéfinis, et non prévus à cet usage »), le personnel dramatique (« pourvoyeurs et quémandeurs »), et la codification d'un langage (« entente tacite, signes conventionnels ou conversation à double sens »).
L'action de Dans la solitude des champs de coton se trouve tout entière contenue dans les paroles des deux protagonistes, le dealer et le client. On voit alors s'opérer au sein du texte plusieurs glissements progressifs découpant la pièce en différents mouvements, comme en un combat verbal où chacun attirerait tour à tour l'adversaire sur son propre terrain.
Or il semble que l'objet d'un tel deal fasse ici défaut, à tel point que le mystère et le secret qui entourent ce vide pourraient être le sujet de la pièce. Si la double entente demeure l'une des formules privilégiées de l'écriture koltésienne, c'est moins à l'échelle du mot qu'au regard de la situation elle-même. Car c'est l'état de manque, le terme résonnant ici dans toute sa polysémie, qu'il s'agit ici de circonscrire. Mais, ce manque, conçu comme condition de tout désir, et qui suffirait, si l'on parvenait à le nommer, à instaurer la possibilité d'un commerce, amoureux ou mercantile, ne peut jamais constituer le terrain commun indispensable à la relation entre les personnages, et, partant, au dialogue dramatique. La demande que le dealer a décelée chez le client est perpétuellement déniée par celui-ci. Elle ne fonde plus dès lors que la raison d'être du vendeur, et la transaction tourne à l'impasse, puisque l'autre se refuse à occuper la position d'acheteur.
Dès lors, ce n'est pas sur le mode de l'échange dramatique que circule la parole. Celle-ci devient alternance de deux monologues, de longs soliloques argumentatifs. Le verbe que Koltès prête alternativement aux deux locuteurs emprunte à la rhétorique classique, s'attache patiemment à apprivoiser son insaisissable objet, procède par contournements, en attente de l'autre, qu'il faut convaincre de se dévoiler. le dealer. « C'est parce que je veux être commerçant, et non brute, mais vrai commerçant, que je ne vous dis pas ce que je possède et que je vous propose, car je ne veux pas endurer de refus, qui est la chose au monde que tout commerçant redoute le plus, parce que c'est une arme dont il ne dispose pas lui-même. Ainsi moi, je n'ai jamais appris à dire non, et ne veux point l'apprendre ; mais toutes les sortes de oui, je les sais : oui attendez un peu, attendez beaucoup, attendez avec moi une éternité là ; oui je l'ai, je l'aurai, je l'avais et je l'aurai à nouveau, je ne l'ai jamais eu mais je l'aurai pour vous. »
Une troisième figure, finissant par envelopper les perspectives de transaction commerciale et de relation amoureuse se profile alors, celle du combat, longuement annoncée et reprise par les deux protagonistes. L'échange se fait affrontement, les dernières répliques de la pièce sont courtes et lapidaires, et s'arrêtent en suspens à l'instant où le défi langagier doit laisser place à l'engagement[...]
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Écrit par
- David LESCOT : écrivain, metteur en scène, maître de conférences à l'université de Paris-X-Nanterre
Classification
Autres références
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LITTÉRATURE FRANÇAISE DU XXe SIÈCLE
- Écrit par Dominique RABATÉ
- 7 278 mots
- 13 médias
...post-dramatiques encore très écrites : à l’affrontement purement verbal entre le dealer et le client dans la pièce de Bernard-Marie Koltès (1948-1989), Dans la solitude des champs de coton (1985), ou aux dialogues hésitants et bégayants de Jean-Luc Lagarce (1957-1995) dans Juste la fin du monde (posth.,...